Morgennes
Morgennes n’osa pas toucher à quoi que ce soit. Il avait trop peur de faire s’effondrer l’édifice, aussi fragile qu’un château de cartes, et d’être obligé d’avoir à laver la vaisselle des autres, en guise de punition. Autrement dit, plusieurs semaines (sinon mois) de travail, sans jamais pouvoir espérer monter en grade.
— « Au combat, me dit Morgennes en citant un traité militaire que nous avions trouvé dans la bibliothèque, l’ignorance des conséquences donne plus de résolution que le raisonnement. La réflexion redresse la décision avant le combat, elle la trouble pendant. » Donc, j’observe… Rien ne presse.
Il passa de nombreuses heures à observer sa montagne de vaisselle afin d’en étudier la configuration. Elle était si haute, si incroyablement crasseuse, qu’à côté d’elle les écuries d’Augias étaient un modèle de propreté.
Un soir, alors que le maître coq le surveillait en tapotant nerveusement du pied, Morgennes éclata de rire.
— Pourquoi ris-tu ? lui demanda le maître coq.
— Parce que j’ai eu de la chance !
— Comment cela ?
— Je n’ai pas pris de dessert !
Le maître coq s’éloigna en haussant les épaules, et Morgennes se calma. Puis il s’en vint me trouver.
— Aide-moi, me dit-il.
— À quoi ? demandai-je, levant à peine le nez du merveilleux ouvrage que je lisais, et qui s’intitulait : Comment servir les dragons.
— À trouver ce dont j’ai besoin. Je crois que j’ai la solution de mon problème.
Nous partîmes donc explorer la cuisine, afin de dénicher l’objet recherché par Morgennes. Les lieux étaient si vastes qu’il nous fallut bien une demi-journée pour mettre la main dessus, dans une armoire où il pendait telle une immense toile d’araignée.
— Et voilà ! fit Morgennes en se chargeant d’un filet de pêche d’une longueur de plusieurs toises et aussi lourd qu’une charretée de foin.
Puis il retourna se percher au sommet de son échelle double, et de là, jeta son filet sur le tas de vaisselle.
— Secundo, prendre l’ennemi à revers !
— Jolie pêche ! dis-je en observant la façon dont Morgennes ramenait sa prise.
Les plats, bacs, auges, écuelles, soucoupes, hanaps et couverts, tombèrent à l’unisson, avec un fort tintamarre, dans son piège – et s’y trouvèrent si bien emprisonnés que pas un seul ne s’écrasa par terre.
— C’est une méthode peu orthodoxe, fit remarquer le maître coq.
— Je n’allais quand même pas détourner un fleuve.
— Et maintenant, comment vas-tu t’y prendre pour les laver ?
— Tout simplement : je vais les plonger dans l’eau.
— J’aimerais bien voir ça ! s’esclaffa le maître coq. Nous n’avons pas ici de bassin assez grand !
— Qui parle de bassin, quand il y a le Bosphore à deux pas ?
Et de se diriger vers les escaliers, en traînant derrière lui sa montagne de vaisselle.
Une fois au rez-de-chaussée, Morgennes se remémora le chemin qui menait à la terrasse où nous avions dîné le jour de notre arrivée. Bousculant au passage quelques servantes effarouchées par cet étrange convoi, il fit basculer sa prise dans la rivière, où elle disparut dans une gerbe d’écume.
Comme s’il s’agissait d’un vulgaire panier à salade, Morgennes secoua vigoureusement son filet dans les eaux du Bosphore – qui, Dieu soit loué, étaient d’une limpidité exceptionnelle ce jour-là. Puis, sautant par-dessus la balustrade, il le ramena sur le rivage. Là, le quintal de vaisselle s’étala parmi les herbes et les fleurs du Bosphore tel un poisson crevé laissant couler ses entrailles sur l’étal du poissonnier. Après avoir frotté les ultimes impuretés, puis rincé le tout en le replongeant dans le Bosphore, Morgennes le laissa sécher au soleil. Ensuite, il passa toute une semaine à ranger chacune des pièces à sa place.
Quand il eut fini, bien que fatigué, il arborait un insolent sourire.
— D’autres choses à laver ? demanda-t-il au maître coq.
— Non. Tu en as fini avec la plonge. Tu es désormais serveur !
— En quoi cela consiste-t-il ?
— Ma foi, à servir.
Après la plonge, donc, le service. La première tâche de Morgennes n’avait, en apparence, rien de difficile. Il s’agissait d’apporter une tasse de thé à Coloman.
— Tu le trouveras dans ses appartements.
— C’est-à-dire ?
— Ce n’est pas compliqué, c’est tout en haut.
— En
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