Morgennes
trouvât le temps de le faire. Morgennes redoublait d’efforts et de sagacité pour accomplir au mieux chacun de ses nombreux devoirs. L’une de ses tâches consistait à encadrer le service des festins offerts aux nouveaux arrivants, au cours desquels étaient servis plus d’une centaine de plats. Morgennes, à vrai dire, faisait plus que les encadrer. Il apportait lui-même sur la terrasse où le banquet était donné plus de la moitié de tout ce qu’il y avait à y monter, soit plus d’une cinquantaine d’assiettes, plateaux, chaudrons et marmites.
Quelques mois après, il était enfin élevé au grade d’apprenti cuisinier – et nommé au département des Assaisonnements, Condiments & Aromates. Là, sous la houlette d’un Maître des Épices – qui n’était autre que cette même vieille dame parlant chinois, et dont nous avions appris qu’elle s’appelait Shyam –, il étudia le dosage des épices. Bientôt, il devint expert dans l’art d’accommoder le gingembre, la cannelle, le safran, la noix de muscade, le macis, la marjolaine et le cubèbe. Il apprit que le sucre ne servait pas qu’à soigner les malades, mais pouvait aussi se consommer tel quel – ou être ajouté à du lait, pour l’adoucir. À son immense surprise, il découvrit que tels mélanges d’épices pouvaient tuer ou guérir, paralyser, amener un individu à parler contre sa volonté, effacer la mémoire, redonner du mordant à ceux qui l’avaient perdu, épuiser, revigorer, avoir enfin de si nombreux effets que la liste en restait à établir. (Celle contenue dans les parchemins que je compulsais étant fort incomplète, bien que riche de plusieurs centaines de possibilités.)
Mais s’il y avait une chose que Morgennes rêvait d’apprendre, c’était à faire cuire le poivre comme son Maître des Épices. Shyam le préparait d’une façon à nulle autre pareille, et en tirait à peu près tout ce qu’elle voulait. Et plus spécialement force explosions, avec ou sans nuage de fumée, et d’une puissance plus ou moins importante selon la quantité, et le type de poivre employé. Malheureusement, elle refusait d’inculquer son art à qui que ce fût :
— Nul étranger n’a le droit de savoir ! déclarait-elle, imperturbable.
Enfin, elle nous enseigna à lire et à parler le chinois.
Grâce à Shyam, je pus me plonger dans les livres de cuisine de la grande bibliothèque. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir alors que nombre de ces ouvrages ne traitaient pas de cuisine, mais étaient des sortes de méthodes servant à apprendre les langues étrangères. C’est ainsi que nous apprîmes la « langue du désert », que parlent les bédouins, ainsi qu’un ancien dialecte en provenance des Carpates : la « vieille langue des vampires ».
Un jour, tandis que nous devisions en patois provençal (l’un des nombreux dialectes dans lesquels il nous arrivait de nous exprimer), Shyam vint nous demander :
— Pourriez-vous m’apprendre cette langue ?
— Bien sûr, répondis-je. Mais j’aimerais vous poser une question. Quand Morgennes était mourant, et que je vous avais demandé s’il y avait un Chinois aux cuisines, pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?
— Vous parlez la langue d’oc. Et pourtant, si j’avais demandé : « Y a-t-il ici un Toulousain ? », m’auriez-vous répondu « Oui » ?
— Non, bien sûr.
— Eh bien, vous avez votre réponse. Le fait que je parle chinois ne fait pas de moi une Chinoise…
Elle ajouta à l’intention de Morgennes, après une pause :
— Tout comme le fait de savoir monter à cheval ou se servir d’une lance ne fait pas d’un homme un chevalier.
Déconcertés, mais comprenant ce qu’elle voulait dire, nous nous promîmes de faire plus attention à nos paroles, et lui enseignâmes le provençal – non sans nous demander pourquoi elle désirait l’apprendre…
Vint un jour où Morgennes passa rôtisseur et où on lui apprit enfin à manier la pique. Plus tard, il eut le droit d’utiliser fourchettes et couteaux à découper la viande, et cela remplaça le maniement de l’épée à deux mains, de l’épée bâtarde, de la rapière, de la dague et du coutelas, qu’il maniait indifféremment seuls ou avec une autre arme, de la main droite, de la main gauche, avec un bouclier, un écu, une rondache, et des mouvements de la cape – quand il en avait une.
Passé équarrisseur, puis boucher, Morgennes étudia l’anatomie de
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