Morgennes
Trouver une couvée d’oisons duveteux afin que la noblesse de Byzance puisse se torcher avec.
Et tout cela dans quel but ? Parce que je me suis engagé à servir Coloman « ma vie durant ». Moi qui rêvais d’être fait chevalier, je ne suis qu’un vil tueur à gages. La main d’un autre. Et encore, sa main gauche… Te rappelles-tu ces étranges navires démunis de voiles, naufragés par nos soins sur les côtes dalmates ? Ces femmes et ces enfants nous suppliant de les sortir de l’eau, et nous, qui concentrions nos efforts sur ce maudit coffre d’ébène, pour le transporter à terre ? Combien de noyés pour le contenu d’un coffre dont nous ne savions rien ? Te souviens-tu du Tibre, empoisonné par nos soins pour qu’il infeste Rome et que la peste s’y répande ? Combien de morts ? Et de cette jeune et jolie reine, dont nous avons massacré l’escorte qui la reconduisait chez ses parents ? Combien de fois violée par les lépreux auxquels nous l’avons livrée, parce que l’empereur le voulait ? As-tu déjà oublié le Livre du temps, ce fabuleux ouvrage, arraché aux doigts ensanglantés de sa propriétaire légitime, pour être ajouté à la bibliothèque impériale ? Et cette maudite partition, servant à attirer – soi-disant – les dragons, volée au musicien qui rêvait de la jouer et qui avait passé toute une vie à la composer ? N’es-tu pas dégoûté ? N’en as-tu pas assez ? N’as-tu pas envie de hurler : « Dieu, as-tu fini de t’amuser ? »
Je sais que je finirai en enfer, car j’ai voulu me faire soldat, et même pire. Mais toi ? Ne vaux-tu pas mieux ? Ne te demandes-tu pas : « Morgennes, où es-tu ? Où nous as-tu entraînés ? »
Tu sembles attendre un dénouement. Mais il n’y en aura pas. La vie n’en a jamais. Alors ? Où est la foi ? Notre goût de l’humanité ? Où sont l’amour, la vérité et l’amitié ? Nos joyeuses beuveries, nos banquets, nos veillées ? Et la crainte de Dieu ?
Envolés ?
Chrétien, en vérité je te le dis, tout cela a un prix. Il nous faudra payer.
Déjà, je ne me ressemble plus. Regarde-moi ! Que sais-je faire, à présent, hormis dépecer, frapper, mordre, esquiver, marteler, assommer, occire, tuer ?
Je sais renier ! C’est le seul domaine où j’excelle.
Il est grand temps d’ôter mon masque, et de montrer mon vrai visage.
Celui d’un serpent.
Mais non. Il est trop tard. Car je suis maudit, autant que cette armure vermeille. N’a-t-elle pas causé la mort de son ancien propriétaire ? Et son étalon, Iblis, n’avons-nous pas appris ce que son nom signifiait, en arabe ? Le Diable ! Je l’ai entre mes cuisses, et pourtant c’est lui qui me chevauche. Je crois qu’il est grand temps pour nous de repartir en Palestine, et d’aller nous présenter devant Amaury de Jérusalem.
M’adoubera-t-il ? Fera-t-il de moi ce fier et noble chevalier que je rêve d’être ?
Non pas.
Moi seul ai ce pouvoir.
À moi de prouver, non pas que je puis l’être, mais que je le suis déjà.
Mais si je suis un nouvel Hercule, alors où est mon hydre de Lerne ? Et si je suis un second saint Georges, où est mon dragon ?
Allons, encore une dernière aventure, une dernière mission… La treizième. Acceptons-la. Oui, acceptons d’aller tuer ce mystérieux prêtre Jean, dans son pays à la frontière gardée par des dragons. Qui sait si après l’on ne me tiendra pas enfin pour le meilleur chevalier du monde ? Mais d’abord allons rendre visite à ces trois sorcières auxquelles j’ai dérobé l’unique œil, l’unique oreille et l’unique dent qu’elles se partageaient à elles trois… Prenons conseil auprès d’elles, même si j’entends déjà la première murmurer :
— Miséricorde !
La deuxième dire :
— Au paradis !
Et la troisième hurler :
— Pœnitentia !
Viens, Chrétien, viens. L’aurore aux doigts de rose nous chasse vers l’Orient. Écoute chanter Homère ! Il est temps de partir.
IV
LE DERNIER CHASSEUR DE DRAGONS
24.
« Là où nous sommes, aucune des créatures de Dieu n’est jamais venue, à l’exception de nous deux. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès. )
— Où sommes-nous ?
— Je ne sais pas, répondit Morgennes. On se croirait au Paradis. Tout est blanc.
— Alors, nous sommes arrivés ?
— Peut-être.
Je tournai brusquement sur moi-même, le visage livide. Nous approchions du terme de notre ascension, mais au lieu de
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