Morgennes
me réjouir je mourais d’envie de prendre mes jambes à mon cou, et de laisser Morgennes seul face à son destin. Après tout, n’était-ce pas lui qui nous avait entraînés dans cette quête insensée ? Tuer un dragon, aller le débusquer dans sa propre tanière, on n’avait pas idée ! Cherchant à gagner du temps, je soupirai :
— Je n’en puis plus. Faisons une pause, d’accord ?
Sans attendre de réponse, je lâchai mon sac à dos dans la neige, où il s’écrasa avec un bruit mat. Puis je dénouai les pans de mon turban, et pris une profonde inspiration. Mais dans l’air raréfié des hauteurs, cela me brûla les poumons et m’épuisa encore plus. Morgennes, lui, était en pleine forme. Il observait le paysage, les flancs immaculés des deux hautes parois enneigées au creux desquelles nous nous étions arrêtés, et qui nous dominaient avec l’avidité de deux Titans penchés sur leur prochain repas.
Pour les Anciens, les montagnes avaient souvent l’apparence de géants – ou l’inverse. Ainsi, chez les Grecs, le mythique Atlas qui, changé en pierre, unissait Ciel et Terre. Des pièces de monnaie, trouvées par Morgennes dans un pot en terre caché dans la demeure du vieillard chenu, portaient sur leur face le mont Argée. Cette montagne de Cappadoce était censée représenter Zeus. Ou Apollon. Se pouvait-il que le vieillard que Morgennes avait été chargé d’enlever, et dont l’absence de poils blancs relevait plus d’une absence totale de pilosité que d’une extrême vigueur, fût l’un de ces anciens dieux ? Zeus lui-même, ou Apollon ? À quel sort était-il voué maintenant ? Était-il heureux d’avoir été ajouté à la collection de curiosités de l’empereur des Grecs, Manuel Comnène ?
J’ai du mal à le croire.
Dans un autre domaine, Morgennes m’avait plus d’une fois parlé de Gargano – qui semblait être, lui aussi, une montagne faite homme. Cela n’avait, après tout, rien d’impossible. Rien d’incroyable. Ce n’était que l’une de ces très nombreuses et étranges rencontres que l’homme est amené à faire, au moins une fois dans sa vie. Et la Montagne de la Neige, au sommet de laquelle se dressait le Krak des Chevaliers ? Se pouvait-il qu’un homme (ou une femme) la représentât, elle aussi ? Et dans ce cas, qui était-il ou elle ? Morgennes se disait : « Ce sera moi. Je serai cette montagne, ce Krak. »
Mais, en attendant de pouvoir l’incarner, il lui fallait finir l’ascension de ce pic, particulièrement dangereux.
J’eus un nouveau haut-le-cœur, et portai la main à ma poitrine, pour essayer de me calmer. Si j’avais été sage, jamais je n’aurais quitté Saint-Pierre de Beauvais. Je serais resté bien au chaud, à copier et enluminer les pages de quelques vieux manuscrits. Mais mon destin était inextricablement lié à celui de Morgennes.
Heureusement, en compagnie de ce dernier (depuis bientôt quinze ans), je me sentais en sécurité. Ou plutôt, pour être exact, à la fois en danger et en sécurité. Pourtant, cette fois, je me demandais si nous n’étions pas allés trop loin. Mais Morgennes avait l’air serein, ce qui ne laissait pas de m’étonner.
— Comment se fait-il que tu ne sois pas fatigué ? lui demandai-je.
— Je ne sais pas.
— Tu n’as pas de mal à respirer ?
— Non.
Dieu ! C’était comme avec cette broche chauffée à blanc, à l’auberge d’Arras. Morgennes aurait dû avoir la main brûlée. Ce qui n’avait pas été le cas. Et maintenant, il aurait dû peiner, avoir du mal à reprendre son souffle. Ce qui n’était pas non plus le cas. Avec quelle sorte d’homme, ou de démon, m’étais-je lié d’amitié ?
Soudain, une douleur plus violente que les précédentes me fit me courber en deux, les mains sur les genoux. Mes dents claquaient comme sous l’effet de la fièvre, mes membres tremblaient.
— Tu as peur ? s’inquiéta Morgennes.
Blême, je relevai la tête et croisai son regard. Morgennes souriait. Avait-il deviné ?
— C’est à cause du froid, hoquetai-je entre deux goulées d’air glacé.
— C’est normal d’avoir peur…
— Si seulement…, soupirai-je en me recroquevillant sur moi-même. Si seulement ce n’était que la peur, lâchai-je dans un souffle.
J’aurais voulu lui dire, mais je n’en avais pas la force. Gargano avait bien fait allusion, dans le chariot, à une remarque de Galline… Mais personne n’avait posé
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