Morgennes
battement d’un millier d’ailes, comme si une armée d’oiseaux venait dans notre direction.
Je tendis l’oreille, et me dressai du mieux que je pus sur les épaules de Morgennes, afin de voir ce qui venait vers nous. Mais j’avais beau regarder, je ne voyais que neige, neige, neige, et ensuite une mer de nuages à la surface laiteuse, agitée de remous, où le ciel paraissait se vider.
25.
« Oui, la lettre les avait bien trompés ! »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Lancelot ou le Chevalier à la Charrette. )
Assis sur son trône d’or constellé de diamants, l’empereur des Grecs, le basileus de Constantinople Manuel Comnène I er , avait le regard vague, perdu dans ses pensées. Une main sous le menton, l’autre tapotant nerveusement l’accoudoir de son trône, il ne pouvait s’empêcher de tourner et de retourner dans sa tête la décision qu’il avait prise, et qu’il annoncerait en cette fin de matinée à l’ambassadeur du royaume de Jérusalem, un certain chanoine appelé Guillaume.
Ce dernier se tenait allongé de tout son long sur le sol dallé de marbre du Chrysotriclinos, la salle du trône impérial. Guillaume, qui jamais ne perdait patience, négociait depuis deux ans ; et depuis deux ans déjà attendait que l’empereur daigne répondre à sa requête. Manuel Comnène, comme ses prédécesseurs, était réputé pour faire attendre un temps infini ceux qui avaient une faveur à lui demander. On racontait que certains visiteurs étaient restés si longtemps dans la salle du trône qu’ils s’y étaient endormis, passant la nuit sous la surveillance de la garde impériale : de solides Scandinaves, casqués d’or et tenant entre leurs mains une grande hache à double tranchant.
Pourtant, Guillaume sentait que l’attitude du basileus avait évolué. Non seulement il le sentait, mais en plus il l’entendait. Oui, à n’en pas douter, le tapotis des doigts de Manuel sur son trône évoquait une marche militaire, synonyme de guerre. C’était gagné ! L’empereur des Grecs allait aider ses frères de Terre sainte à conquérir l’Égypte, et lui, Guillaume, pourrait enfin regagner sa chère ville de Tyr, où l’attendait la charge d’archidiacre.
Il avait réussi !
Bien sûr, il lui avait fallu ruser, et il n’était peut-être pas étranger à cette fameuse lettre dite « du prêtre Jean », qui avait commencé à circuler voici deux ans entre les murs de Constantinople et même plus loin, par-delà les frontières de l’Empire.
Cette lettre, adressée à « Emanueli Romeon gubernatori », autrement dit à Manuel Comnène, était signée par un mystérieux « Presbyter Johannes ». Celui-ci prétendait régner sur un très puissant empire chrétien situé en India Maior, Minor et Media, et proposait à ses frères chrétiens d’Occident de venir les aider à se débarrasser des ennemis du tombeau du Christ (autrement dit, des Sarrasins). Suivait une description proprement incroyable de son Empire, que tout être sensé aurait immédiatement reconnue pour fabulée.
Mais les choses sont ainsi faites que, comme disait Amaury : « Plus c’est gros, plus ça marche ! »
Ce faux était si grossier qu’il en paraissait plus vrai que nature.
Ne pouvant se résoudre à imaginer qu’un tel galimatias avait été écrit dans le but de les mystifier, beaucoup de Byzantins avaient pris pour argent comptant les assertions contenues dans la lettre. Les licornes, dragons, géants, cyclopes, griffons, Amazones – toutes ces créatures fantastiques qui constituaient l’ordinaire de la faune de l’Empire du prêtre Jean – redevinrent à la mode. Du petit peuple à la haute noblesse, tous avaient envie d’y croire. C’était si amusant ! Et puis, qui leur prouverait qu’ils avaient tort ? Tout cela se passait dans un pays si lointain qu’il pouvait bien s’agir du Paradis. La lettre ne le disait-elle pas : « Notre terre ruisselle de miel et abonde de lait » ? Et chacun de rêver aux tables d’or, d’améthyste ou d’émeraude, aux colonnes d’ivoire et aux lits en saphir, qui composaient le mobilier des nombreux palais du prêtre Jean ; et chacun de se dire que ce royaume était si opulent que ce serait bien le diable s’ils ne pouvaient en profiter un jour, eux aussi, ne serait-ce qu’un peu. Pour le moment, en attendant leur félicité future, ils se contentaient d’un acompte, sous la forme d’un songe ou d’un vague espoir pour les plus
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