Morgennes
cette lettre pour nous nuire, et déstabiliser notre trône… Les bagatelles dont il s’agit sont deux agents, dont un mercenaire, chargés de trouver et de tuer leur auteur. Apparemment, ils ont été démasqués.
— Mais, par qui ? s’exclama Guillaume.
— C’est bien la question.
Oui, et doublement, se dit Guillaume. Car il n’était pour rien dans cette dernière lettre.
26.
« À ton tour de me dire quel homme tu es et ce que tu cherches ! »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Yvain ou le Chevalier au Lion. )
Morgennes se remémora la promesse qu’il avait faite au comte de Flandre, cinq ans plus tôt : aller au Paradis pour y chercher sa femme. Eh bien, s’il arrivait au Paradis – ainsi qu’on pouvait le supposer, car en vérité cette montagne était si haute qu’il était impossible qu’elle ne communiquât pas avec le Ciel –, alors les bruits que nous entendions étaient tout simplement des battements d’ailes d’anges.
— Cher comte, murmura Morgennes, je vous promets, sur mon honneur et sur mon âme, de tout faire pour vous rendre Sibylle, et de vous la ramener. Où que vous soyez…
— Morgennes, lui dis-je, tu délires… Ce n’est pas ici l’accès au Paradis ! Voyons, réfléchis. Tu sais que celui-ci est comparable au jardin d’Éden, et qu’il est arrosé par quatre fleuves, dont le Nil. Or, pour autant que je sache, le Nil ne coule pas dans cette région. Le seul fleuve dont nous avons longé les rives était le fleuve Aras, laissé depuis deux jours en contrebas.
— Tu confonds le jardin d’Éden, autrement dit le paradis terrestre, et le paradis céleste – encore appelé « sein d’Abraham ». Or comme l’ont moult fois précisé les Pères de l’Église, celui-ci est comparable au troisième ciel. Ou si tu préfères, au ciel empyrée – par-delà le firmament.
— Hum, fis-je, trop fatigué pour engager une polémique sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, penses-tu que nous y contemplerons Dieu face à face ?
— Je l’espère bien ! J’ai des questions à lui poser !
— Eh bien justement, tâche de ne pas nous oublier, Galline et moi. Nous n’avons ni ton courage ni ta force… D’ailleurs, je crains que face à Dieu tu ne sois pas de taille à l’emporter. Enfin, nous verrons bien !
En dignes successeurs d’une longue lignée d’explorateurs, nous ajoutions nos pas à ceux de nos prédécesseurs. Curieux, lettrés, militaires, conquérants, égarés, géographes, fugitifs – des centaines de voyageurs étaient partis avant nous à la recherche du Paradis, et des milliers partiraient encore après. Nombre de documents, lettres, portulans, témoignages, que nous avions retrouvés (volés) pour le compte de Manuel Comnène, traitaient justement de ce thème : le Paradis.
Où se trouvait-il ? Pouvait-on y accéder depuis la terre, ou fallait-il attendre de mourir pour avoir une chance d’y aller ? De Cosmas Indicopleustès à Isidore de Séville, en passant par Pierre Lombard, de nombreux sages avaient tenté d’en indiquer l’accès. De son côté, Bernard de Clairvaux avait clairement expliqué que c’était là chose très simple. Il suffisait d’endosser l’habit religieux, puisque : « Le cloître est réellement un paradis. »
La seule chose à laquelle Morgennes pensait vraiment, son obsession, c’étaient les dragons. Ils constituaient la clé de son propre petit paradis personnel : la chevalerie.
Et en cet instant, en dehors de la promesse qu’il avait faite à Thierry d’Alsace et de son désir de revoir ses parents, une seule question taraudait son esprit : « Y avait-il ou non des dragons à l’entrée du Paradis ? »
Peut-être pas.
Mais des dragons à l’entrée de l’Empire du prêtre Jean ? Absolument. La lettre que nous avait montrée Manuel Comnène était on ne peut plus éloquente à ce sujet : en cet endroit les dragons pullulaient, autant que mouches sur bouse de vache !
En outre, puisque nous marchions sur les pas d’Alexandre, pourquoi ne rencontrerions-nous pas les dragons que ce grand conquérant avait aperçus, et même combattus, ainsi qu’il le mentionnait dans une lettre envoyée à son maître, Aristote ?
Peu avant notre départ de Constantinople, Morgennes avait décidé d’aller rendre visite aux trois sorcières auxquelles il avait dérobé, sur l’ordre de Manuel Comnène, l’unique œil, l’unique oreille et l’unique dent qui leur servaient à voir, entendre
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