Morgennes
seule façon de le vaincre, c’était de l’attaquer avec ses propres armes, et donc de créer d’autres fictions – jouant le rôle de contre-fiction. Combattre la rumeur par la rumeur, les mots par les mots, les idées par les idées, de manière qu’on ne sache plus démêler le vrai du faux. Aller dans le sens de cette lettre, et la noyer sous un flot d’autres lettres, toutes plus folles les unes que les autres, afin de mieux donner corps au prétendu Empire du prêtre Jean.
Et ce faisant, le faire entrer dans la légende.
Car, après tout, cet Empire ne le dérangeait en rien. Ce qui le gênait, c’étaient les attaques formulées contre lui, c’était l’aura de son ennemi.
Moins d’un an après la première apparition de cette lettre, d’autres versions furent, comme par hasard, mises au jour. Mais de Manuel Comnène, il n’était plus question. Ces lettres « nouvelle façon » étaient adressées à Frédéric Barberousse, l’empereur du Saint Empire romain germanique, ou bien encore au pape Alexandre III. L’attention commença donc à se détourner du basileus (qui n’était plus qu’un puissant parmi d’autres), pour se focaliser sur le fabuleux Empire du prêtre Jean – que certains rêvaient déjà d’aller explorer.
Et c’est ainsi que Manuel Comnène garda son trône, et le peuple ses rêves.
Mais ce matin, une autre lettre était arrivée. C’était elle qui avait décidé Manuel à partir en guerre. L’empereur leva le petit doigt, et son secrétaire ordonna à Guillaume :
— Levez-vous !
Guillaume se releva en s’appuyant sur son bâton, mais garda la tête baissée, humblement.
— Sa Majesté l’empereur Manuel Comnène, basileus des Grecs, a pris sa décision, poursuivit le secrétaire.
— Majesté…, fit Guillaume en regardant les pieds de l’empereur.
— Silence, poursuivit le secrétaire, imperturbable. Sa Majesté a décidé de vous venir en aide.
— Je ne sais comment…
— Silence. Sa Majesté a donné l’ordre à ses chantiers navals de s’atteler sans plus attendre à la construction de la plus grande flotte de guerre que la mer ait jamais portée. Elle sera prête dans un an. À ce moment-là, Sa Majesté l’enverra en Égypte, sous le haut commandement du mégaduc Coloman, pour qu’elle appuie les troupes du roi Amaury de Jérusalem…
L’empereur hocha la tête, cligna des yeux, et son secrétaire conclut :
— Vous pouvez parler à présent, et remercier Sa Majesté.
— Sire, Votre Majesté est trop bonne. Mes remerciements ne seront rien en regard de ceux que le roi Amaury vous fera parvenir quand il apprendra cette fabuleuse nouvelle. Mais permettez-moi de vous dire, au nom de la Terre sainte et de la Sainte Croix, notre profonde gratitude. Puis-je savoir ce qui a motivé l’entrée en guerre de Sa Majesté à nos côtés ?
L’empereur hésita un instant, puis claqua des doigts et tendit la main, paume ouverte, en direction d’un petit page agenouillé dans un coin du Chrysotriclinos. En entendant l’empereur l’appeler, le petit page se déplia, et courut poser dans la main de l’empereur un fin rouleau de parchemin.
— Ce matin, Sa Majesté a reçu ceci, dit le secrétaire.
Manuel montra le parchemin à Guillaume.
— Il s’agit d’une lettre, envoyée par un certain prêtre Jean, poursuivit le secrétaire impérial.
— Je suis au courant, fit Guillaume, troublé.
— Impossible, dit cette fois l’empereur sans passer par l’intermédiaire de son secrétaire, ce qui fit tressaillir tout le monde dans la salle. Cette lettre n’a été lue que par moi, et traite d’un sujet que je pensais confidentiel…
— Que dit-elle ?
— C’est une lettre de remerciement, signée du prêtre Jean. Tenez, lisez.
Guillaume déroula la lettre que lui tendait Manuel Comnène, et lut ceci : « Majesté, très cher empereur et ami, on nous a fait savoir que vous affectionnez Notre Excellence et qu’il était souvent fait mention de Notre Altesse chez vous. Puis nous avons appris de notre ambassadeur que vous vouliez nous envoyer quelques bagatelles divertissantes et amusantes, dont notre justice serait charmée. De cela nous vous remercions. Sachez que le meilleur accueil leur sera fait. »
— Je ne comprends pas, dit Guillaume. De quelles bagatelles s’agit-il ?
— Nous ne croyons pas en l’existence du prêtre Jean, dit Manuel Comnène. En revanche, nous savons que quelqu’un a rédigé
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