Morgennes
et parler. Sans eux, les sorcières étaient sourdes, muettes et aveugles – autant dire impuissantes.
Mais ces sorcières avaient, soi-disant, un pouvoir : celui de voir dans le temps, et de fendre le brouillard où étaient plongées nos pauvres vies humaines. Morgennes souhaitait leur poser cette question : « Où trouverai-je ce que je cherche ? »
En échange, bien entendu, les vieilles lui demanderaient de leur rendre leurs biens. Morgennes avait donc pénétré, quelques nuits auparavant, dans le palais des Blachernes, au nord-ouest de Constantinople – là où Manuel Comnène avait sa résidence et ses magnifiques collections d’objets rares et de reliques.
Telle une ombre, il était parvenu à se faufiler dans les couloirs et les corridors, avait réussi à éviter les gardes, désamorcé les nombreux pièges, trappes et collets placés sur son parcours, puis s’était enfin introduit dans la salle des coffres – où les trois précieux objets avaient été placés en sécurité. Volant une seconde fois ce qu’il avait déjà volé une première, il était ensuite allé rendre ces biens à leurs légitimes propriétaires.
À peine étions-nous entrés dans leur maudite cabane que les trois vieilles s’étaient mises à renifler et à taper le sol de leurs mains. Quand l’une d’elles posa ses longs doigts crochus sur le pied de Morgennes, dont elle remonta la cuisse pour lui saisir l’entrejambe, Morgennes lui rendit son œil.
Aussitôt, les vieilles reculèrent précipitamment, dans un même mouvement, terrorisées. L’une d’elles laissa échapper une sorte de râle, qui résumait leurs pensées : « Encore toi ! »
Donnant à la deuxième sorcière son oreille, Morgennes lui dit – une fois qu’elle l’eut remise en place :
— Je suis venu en paix ! Je veux juste vous parler !
Nouveaux râles, n’indiquant rien de bon.
— J’ai également rapporté ceci. (Il leur montra leur dent, vieux chicot noir et tout pourri.) La voulez-vous ?
Râles, râles, râles.
L’une des vieilles lui tendit la main, en un geste implorant. Morgennes la regarda, et contempla la misérable cahute où elles rivaient. Pourquoi n’habitaient-elles pas dans un palais ? L’empereur aurait dû les vouloir auprès de lui, à chaque instant. Au lieu de cela, il avait demandé à Morgennes de leur dérober ce qu’elles avaient de plus précieux. Pour quel bénéfice ? Si c’était pour qu’elles ne puissent plus exercer leurs talents de devineresses, pourquoi ne pas les tuer ? Et si elles lisaient vraiment l’avenir, pourquoi s’étaient-elles laissé voler ?
Autant de questions qui entouraient d’une aura de mystère ces trois vieilles, si décrépites qu’elles paraissaient être nées sous Alexandre le Grand. En tout cas, nombreux étaient ceux qui, dans les files d’attente des boulangeries et des boucheries de Constantinople, assuraient qu’elles avaient connu le vieil empereur Constantin, et que c’était à ce dernier qu’elles devaient leur étrange demeure. « Autant vous dire, assuraient les gens, qu’elles font si bien partie de la cité que leur disparition signerait à coup sûr la fin de Constantinople. »
— Je vous rends votre dent en échange d’un renseignement…
Les sorcières sifflèrent, râlèrent et caquetèrent.
— Êtes-vous d’accord ?
Nouveaux caquètements.
— Je prends ça pour un « oui », fit Morgennes.
Et il leur rendit la dent.
Ayant, l’une, récupéré son œil, l’autre sa dent, et la dernière son oreille, les trois sorcières s’avancèrent vers Morgennes en grinçant :
— Toi ! caqueta la vieille à la dent. Toooooi ! répéta-t-elle en pointant le doigt sur Morgennes.
— Que les patriarches nous viennent en aide ! fis-je en me signant.
— Débarrassé ! caqueta une nouvelle fois la vieille. Débarrrrrassé de tout ! Du matérrrriel, et de l’orrrrrgueil…
Les vieilles s’enveloppèrent dans une atroce couverture, puis la première bascula la tête en arrière, ne montrant plus que le blanc de son œil, tandis que la deuxième se tapait le front par terre. La troisième émit une sorte de sifflement suraigu, qui nous obligea à nous boucher les oreilles. Mais, au bout de quelque temps, une langue pareille à celle d’un serpent lui sortit de la bouche, et avec elle cette phrase, prononcée d’un accent sifflant :
— Quel genre d’homme es-tu ?
— Un homme comme les autres, dit
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