Morgennes
Je me frottais les yeux, me pinçais la main… Mais cette vision ne s’effaçait pas. Ces oiseaux devaient être les descendants des corbeaux et des colombes que Noé avait envoyés en quête d’une terre, vers la fin du déluge. Dieu leur avait ordonné de croître et de se multiplier, ce qu’ils avaient fait. Étaient-ils également les gardiens de ces lieux ?
En tout cas, ils continuaient de battre des ailes, et de s’élever plus haut que les nuages, beaucoup, beaucoup plus haut qu’eux. D’une certaine façon, Morgennes et moi figurions les dignes héritiers de Dédale et d’Icare, en route vers le soleil. Celui-ci brillait à son zénith, plus fort que jamais ; et je sus à cet instant que la légende d’Icare n’était qu’une légende, et non un fait historique. Car au lieu d’une forte chaleur capable de faire fondre la cire maintenant les plumes en place, je ressentis un froid terrible, aussi piquant qu’une lance acérée. Le souffle coupé, des larmes coulant malgré moi de mes yeux, les cils gelés, je ne sentais plus mes mains et me demandais comment je faisais pour tenir sur Morgennes. Sans doute mes doigts s’étaient-ils pris dans sa barbe, et n’en pouvaient plus bouger.
Comme dans un rêve, Morgennes cheminait vaillamment sur ce vaste toit de nuages recouverts d’une fine pellicule de glace, qui craquait sous ses pas et que les ailes des oiseaux fendaient comme une vague remontant vers le rivage. Une curieuse mélodie cristalline résonnait alentour. Était-ce la musique des anges, que les mourants entendent avant d’aller au Paradis ?
En ce cas, étions-nous sur le point de mourir ?
Un autre son me parvint. Celui de dents s’entrechoquant. Je compris que je claquais des dents, si fort que j’étais incapable d’articuler un mot. Morgennes, qui avait déjà prouvé qu’il pouvait supporter des températures élevées, était en train de me démontrer qu’il pouvait également résister au froid. En outre, il semblait ne pas souffrir des mêmes difficultés que moi pour respirer. À quoi était-ce dû ? Je l’ignore. Mais rien ne venait ralentir sa progression sur les ailes des oiseaux.
Où allions-nous ?
Apparemment, les oiseaux se rendaient au sommet du mont Ararat, dont la cime ressemblait à une dent cariée, dont on aurait retiré un morceau – en l’occurrence l’Arche de Noé.
Troublé plus que de raison, je me demandai qui l’avait descendue de son perchoir. Combien de personnes, en combien de temps ? Je refusais de voir là un exploit moins considérable que celui qui avait consisté à élever les pyramides du Caire. Et je frémis à l’idée que le bâtiment à bord duquel Noé et tous les animaux de la Création étaient montés ait été volé par quelques malfaisants. La vengeance de Dieu serait terrible.
Enfin, c’était bien le mont Ararat ! D’ailleurs, je parvenais à distinguer, insérée dans la glace, une flottille de petits bateaux – embarcations où, d’après la légende, d’autres personnes que Noé et sa famille avaient pris place, après le commencement du Déluge.
Si cette chaîne de montagnes – qui ressemblait d’ailleurs, avec ses pics en forme d’écailles dorsales, à un dragon d’une bonne centaine de lieues de long –, si cette chaîne de montagnes, donc, marquait la frontière de l’Empire du prêtre Jean, alors celui-ci était Dieu. Et son Empire le Paradis !
Nous n’avions pas le droit d’être là. Nous foulions un territoire interdit. Et le prix à payer serait… la damnation. L’Enfer, pour l’éternité.
Ce prix, bien que juste, me paraissait trop élevé. Et j’aurais préféré me trouver dans une situation où je n’aurais pas eu à m’en acquitter. Mais comment faire ? Je n’étais plus maître de rien. Morgennes menait la danse…
Tout en marchant sur les oiseaux, Morgennes regardait autour de lui, à l’affût des dragons. Se pouvait-il que l’un d’eux surgisse des cieux pour fondre sur l’armée d’oiseaux qui s’élevait vers Dieu et la griller avec son souffle ? Ou bien, l’un d’eux se tenait-il sur son aire, tel un rapace guettant sa proie, en haut de l’Ararat ? Morgennes serra le poing, bien décidé à en découdre. Si un dragon pointait le bout de sa mâchoire, il ne fuirait pas… Mais il n’était pas seul. Il y avait Galline et Chrétien de Troyes. Et il n’était pas question de les abandonner. « Chaque chose en son temps », se dit Morgennes. Et
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