Morgennes
s’ils devaient mourir en route pour l’éternité, ils mourraient. C’était, après tout, une fin digne d’un héros – et le meilleur moyen d’entrer au Paradis.
Mais la mort ne devait pas être au rendez-vous.
Ce qui nous attendait était bien plus extraordinaire que cela.
Nous avions déjà parcouru un peu plus de la moitié du chemin qui nous séparait du sommet de l’Ararat, et les nuages avaient entièrement disparu au-dessous de nous, lorsque l’armée d’oiseaux vira de l’aile – et plongea jusqu’à terre.
Sans les excellents réflexes de Morgennes, nous aurions certainement basculé dans le vide. Mais il réussit à garder son équilibre et, mettant à profit cette pente incroyable, se mit à courir de plus belle – vers le bas cette fois. Que se passait-il ? Pourquoi ce brusque changement de plan de vol ? Avions-nous été repérés ? Quelqu’un avait-il donné l’ordre aux oiseaux de piquer du bec et de regagner le plancher des vaches ? Ou bien se pouvait-il que ces stupides volatiles fussent aussi bornés que des charrues, et que l’un d’eux ayant eu l’idée saugrenue d’aller voir si l’air était plus dense en bas, les autres l’aient suivi ? Allez savoir.
Toujours est-il que la pente devint de plus en plus raide, et que chaque foulée de Morgennes nous éloignait un peu plus du sommet de l’Ararat.
Enfin, nous nous retrouvâmes au milieu des nuées, et les oiseaux s’égaillèrent dans toutes les directions.
— Nous tombons ! dit Morgennes.
— Jeeee saaaaaaais ! dis-je en claquant des dents, cette fois plus de peur que de froid.
Persuadé que nous allions mourir, je fermai les yeux. Mais notre chute dura moins d’un battement de cœur, et nous laissa, les membres endoloris, sur une arche de terre, un pont gigantesque qui unissait l’Ararat à une autre cime.
— Morgennes ? Tu es vivant ?
Mais Morgennes ne m’écoutait pas. Il était trop occupé à regarder les énormes statues de pierre qui nous observaient en silence.
— Morgennes ! Comment va Galline ?
— Je connais cet endroit, dit-il. J’ai l’impression d’être déjà venu ici. Était-ce dans un rêve ?
Ces statues représentaient des hommes vêtus d’un simple pagne, assis en tailleur. Des petits oiseaux avaient fait leur nid dans leurs mains entrecroisées, paumes vers le haut, ainsi que dans leurs oreilles et dans leurs narines. Mais ces géants de pierre ne réagissaient pas, et leurs lourdes paupières restaient obstinément baissées, comme s’ils priaient ou méditaient.
— Morgennes !
Rien à faire, il ne parvenait pas à s’extraire de ces immenses et impassibles visages de pierre, hauts comme trois hommes, et qui nous dévisageaient sans nous juger.
— Morgennes !
N’y tenant plus, je l’attrapai par le bras, et l’obligeai à pivoter sur lui-même, afin de le placer face à l’arche. Ce fut le moment que choisirent les oiseaux pour remonter des profondeurs et s’envoler à nouveau vers le ciel.
Alors, dans un formidable bruissement d’ailes, aussi assourdissant qu’un lent coup de tonnerre, l’armée d’oiseaux nous empêcha de voir l’Ararat et l’arche de pierre permettant d’y accéder. Puis la muraille de plumes qui était partie à l’assaut des cimes disparut au-dessus des nuages. C’était fini. Il n’y avait plus un seul oiseau à l’horizon – seulement l’Ararat, le pont de pierre permettant d’y aller, et…
— Morgennes, il y a quelqu’un !
— Je vois, fit Morgennes.
— Bienvenue ! nous dit alors avec un drôle d’accent aigu un homme au visage lunaire, qui se tenait au milieu du pont.
— Je dois délirer ! fis-je.
— Non, vous ne délirez pas…, dit le mystérieux individu.
Vêtu d’une robe dorée à franges écarlates, il gardait les mains enfoncées dans ses manches, portait de drôles de petits souliers noirs vernis, et une longue natte, noire, qui lui tombait dans le dos. Ses yeux bridés, sa bouche plissée et sa carnation jaunâtre signalaient un Asiatique.
— Mais vous parlez français ! dit Morgennes.
— Non, fit l’homme à la face de lune. C’est vous qui parlez chinois ! Shyam vous a bien préparés.
— Vous la connaissez donc ?
— Bien sûr que oui. Chez nous, elle est très connue. C’était une aventurière très célèbre !
— Une aventurière ? Tout cela paraît irréel, murmurai-je. Êtes-vous sûr d’exister ? Sommes-nous morts ? Est-ce là le
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