Mort à Devil's Acre
entre une antipathie instinctive et la
pitié envers son amertume. Elle avait été mariée à un homme sans ambitions et n’avait
pu échapper à une vie étriquée. Hubert Pinchin avait refusé de réaliser les
rêves de grandeur de son épouse, qui étaient pourtant à sa portée.
— Oui, d’une certaine façon, soupira-t-elle. Il était
très enjoué. Les gens l’aimaient bien.
En disant cela, elle paraissait surprise, comme si elle
faisait un constat qui la dépassait et qu’inconsciemment elle n’admettait pas. Sa
déception était trop profonde pour trouver ces vétilles dignes d’intérêt…
— De temps à autre, il établissait un diagnostic très
brillant. C’était sa spécialité, vous savez, le diagnostic.
Pitt en revint aux faits.
— Vous souviendriez-vous d’un détail, madame, susceptible
de nous aider ? Quelqu’un lui gardait-il rancune ? Un ancien patient,
peut-être, ou une personne qui n’aurait pas supporté le décès d’un parent et l’en
aurait tenu pour responsable ? Avez-vous remarqué quelque chose d’anormal
dans son attitude, ces derniers temps ? Avait-il reçu une visite
inattendue ?
— Mon mari ne ramenait pas ses amis les moins
respectables dans cette maison, Mr. Pitt, répliqua-t-elle, la bouche pincée. Il
rencontrait certaines personnes ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire. Ces
derniers jours, je n’ai rien remarqué d’anormal dans son comportement. Il
vaquait à ses occupations…
Une ombre de tristesse passa sur son visage, où se mêlaient
la réprobation des habitudes du défunt et le chagrin de se retrouver seule, sans
lui. Malgré ses défauts et ses manières exaspérantes, elle s’était habituée à
cet homme qui avait partagé sa vie pendant trente ans. À présent, il ne lui
restait plus rien.
Un instant, Pitt ressentit une réelle pitié pour elle, mais
il savait que le gouffre qui les séparait était infranchissable. Sa compassion
ne soulagerait pas sa douleur ; au contraire, elle lui semblerait
impertinente.
Il se leva.
— Je vous remercie pour votre aide, madame. J’espère ne
plus avoir à vous déranger. Je suis certain que Mr. Mullen pourra me fournir
tous les renseignements dont je pourrais avoir besoin.
— Au revoir, Mr. Pitt.
Elle le suivit des yeux jusqu’à la porte, d’un air morne, se
servit une tasse de thé, s’essuya les lèvres avec sa serviette puis tamponna
les larmes qui roulaient sur ses joues.
Pitt referma délicatement la porte derrière lui. Dans le
vestibule, il trouva Mullen qui l’attendait.
— Puis-je vous être utile, monsieur ?
Pitt soupira.
— Oui, s’il vous plaît. J’aimerais vérifier les livres
de comptes de la maison et visiter votre cellier. Vous avez soigneusement
vérifié les références des domestiques, avant l’embauche, je présume ?
Mullen se raidit. Son expression aimable se pétrifia.
— Très certainement, monsieur. Puis-je vous demander ce
que vous espérez découvrir ? Les comptes sont à jour, je peux vous le
certifier. Quant aux membres du personnel, leur honnêteté et leur moralité sont
au-dessus de tout soupçon, sinon ils ne resteraient pas ici ! Et il leur
est interdit de sortir la nuit.
Pitt était désolé de l’avoir vexé. En fait, il ne
soupçonnait pas les domestiques. Il voulait simplement avoir des preuves du
niveau de vie de Pinchin et apprécier ses dépenses. Un homme appartenant à
cette classe sociale ne fréquentait pas des endroits comme Devil’s Acre, même
pour se divertir à peu de frais. Était-il moins aisé qu’il ne le paraissait, ou
au contraire plus riche que sa pratique médicale ne le lui permettait ? Dépensait-il
tout son argent – ou le gagnait-il – dans des établissements de prostitution ou
des maisons de jeu ? Il n’aurait pas été le premier notable à tirer une
part substantielle de ses revenus de propriétés immobilières situées dans les
quartiers pauvres.
— Il s’agit d’une vérification de routine, Mr. Mullen, dit-il
en souriant. Tout comme un majordome vérifie les références de son personnel, même
s’il lui fait confiance.
Mullen se détendit un peu. Il appréciait la minutie dans le
domaine professionnel.
— Tout à fait, Mr. Pitt. J’ai l’habitude des méthodes
de la police. Si vous voulez bien me suivre…
Après sa visite chez les Pinchin, Pitt passa une partie de l’après-midi
à vérifier les comptes du cabinet de consultation de Highgate ; puis
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