Mort à Devil's Acre
il
rencontra plusieurs des collègues du médecin, très choqués par son décès et peu
enclins à bavarder. Il rentra chez lui à dix-neuf heures passées, fourbu et
glacé jusqu’à la moelle, mais guère plus avancé dans son enquête. Si Pinchin
possédait des immeubles dans Devil’s Acre, ou s’il opérait des transactions
commerciales en dehors de son cabinet, on n’en trouvait nulle trace dans les
livres de comptes. Son niveau de vie, cependant, laissait transparaître qu’il
jouissait d’un revenu supérieur à ce que ses honoraires lui rapportaient. Héritage ?
Économies ? Cadeaux en nature ? Tours de passe-passe dans la
comptabilité ? Ou encore chantage auprès de certains patients dont les
péchés nécessitaient le recours à un médecin : maladies honteuses, enfant
non désiré… Les possibilités étaient légion.
Gracie lui ouvrit la porte, prit son manteau et l’emporta
dans l’arrière-cuisine pour le faire sécher.
— Quel sale temps, monsieur ! remarqua-t-elle en
secouant comme si c’était une couverture le lourd pardessus dont le poids
manqua de la faire tomber.
Elle partit en trottinant devant lui, maudissant à voix
basse toutes les heures que ce pauvre monsieur était obligé de passer dehors
sous la pluie. Pas une seule fois, elle ne croisa son regard ; elle était
désolée pour lui, pour quelque obscure raison ; comme le laissaient voir
ses épaules étroites raidies par la réprobation.
L’attitude de Charlotte, plus attentionnée et bavarde que de
coutume, ne tarda pas à lui mettre la puce à l’oreille.
— Êtes-vous sortie aujourd’hui ? lui demanda-t-il.
— Un petit moment, oui. Je suis rentrée avant qu’il ne
commence à pleuvoir. Ce n’était pas désagréable.
— Et vous êtes revenue en voiture… ironisa-t-il.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous êtes allée voir Emily, n’est-ce pas ?
Bien malgré elle, Charlotte fut forcée de l’admirer.
— Comment le savez-vous ?
— Les épaules de Gracie.
— Pardon ?
— Les épaules de Gracie. Quand elle n’est pas contente,
elle se tient raide comme la justice. Puisque je viens juste de rentrer, il ne
peut s’agir de moi ! Donc, c’est vous la responsable. J’en déduis que vous
êtes allée chez Emily pour lui raconter tout ce que vous savez sur les meurtres
de Devil’s Acre – d’autant plus que l’une des victimes est le valet d’une
ancienne relation. Je me trompe ?
— Thomas, je…
Il attendit.
— Bien sûr que nous en avons parlé ! s’écria-t-elle,
les yeux brillants, les joues en feu. Nous en avons parlé, et voilà ! Je
vous le jure ! Que faire, de toute façon ? Nous ne pouvons pas nous
rendre dans ce quartier. Mais nous nous sommes demandé ce que le Dr Pinchin, lui,
pouvait bien faire là-bas. Il y a des endroits plus appropriés pour trouver des
filles publiques, si c’est cela qu’il recherchait.
— Oui, je le sais, merci.
Leurs regards se croisèrent, brièvement, puis elle demanda
avec une fausse candeur :
— Avez-vous songé que peut-être il finançait les
activités de Max ? Parfois les personnes les plus inattendues s’associent
avec…
— Merci, je le sais également, répondit-il, gagné par l’envie
de rire.
— Ah ?
Elle parut déçue. Il lui prit la main et l’attira vers lui.
— Charlotte… murmura-t-il.
— Oui, Thomas ?
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde !
3
Le lendemain, Pitt passa à l’étape suivante de l’enquête. Il
prit un manteau élimé, un chapeau défraîchi qu’il n’aurait pas osé porter en
temps normal et partit pour Devil’s Acre sous un petit crachin, à la recherche
des maisons closes tenues par Max, ou du moins de l’une d’entre elles.
Devil’s Acre, comme tous les vieux quartiers pauvres de
Londres, était habité par des populations hétérogènes qui vivaient les unes
au-dessus des autres, au sens propre du terme. Dans les plus hautes maisons, aux
façades coquettes donnant sur de larges rues bien éclairées, habitaient
marchands cossus et rentiers. Derrière, dans des immeubles plus bas donnant
dans des voies étroites, on trouvait des logements à louer pour employés de
bureau et petits commerçants. En s’enfonçant plus avant apparaissaient de
misérables bâtisses abritant des logis délabrés et des sous-sols où les plus
démunis s’entassaient parfois à deux ou trois familles dans une seule pièce. Là,
une odeur infecte d’ordures et de
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