Mort à Devil's Acre
latrines agressait les narines. Les rats
grouillaient partout, si bien qu’il n’était pas rare qu’un bébé laissé sans
surveillance se fasse dévorer vivant. Beaucoup d’enfants mouraient de faim ou
de maladie avant l’âge de six ou sept ans. Les survivants ne tardaient pas à rejoindre
les rangs des voleurs à la tire et des apprentis vide-goussets.
Dans cet entrelacs de ruelles et de passages s’étaient
installés des ateliers où l’on exploitait les ouvriers, des bureaux où avoués
et clercs véreux rédigeaient de fausses déclarations, trafiquaient livres de
comptes et reçus ; on y trouvait aussi des ateliers de fabrication de
fausse monnaie et des magasins où les receleurs de marchandises volées
faisaient leurs vilaines affaires ; sans parler des cafés clandestins, des
asiles de nuit et des maisons closes, tous mauvais lieux également fréquentés
par des indicateurs de police.
Cette faune vivait à l’ombre des tours de Westminster, l’abbaye
où l’on couronnait les rois et qui abritait le tombeau d’Edouard le Confesseur,
souverain saxon régnant à l’époque où Guillaume le Conquérant quittait les
côtes normandes à bord de ses navires pour aller conquérir l’Angleterre. Plus
loin se dressaient la tour de Big Ben et le palais de Westminster, siège du
Parlement depuis sa première convocation par Simon de Montfort, comte de
Leicester, six cents ans plus tôt.
Pitt avait peu d’espoir d’obtenir des réponses aux questions
qu’il se posait, dans cette taupinière surpeuplée. La police était l’ennemi
naturel de l’habitant de Devil’s Acre qui, possédant une sorte de sixième sens,
reconnaissait l’étranger, comme un chien renifle de loin l’arrivée d’un
congénère. Dans le passé, il lui était arrivé d’y procéder à quelques
arrestations, mais nombre de criminels avaient réussi à lui filer entre les
doigts. Il y comptait aussi quelques connaissances – ou plutôt des gens sachant
qu’ils pouvaient tirer avantage de leur collaboration avec la police.
Il remonta des ruelles sinistres devant des garnements
oisifs au visage fermé qui l’épiaient d’un œil méchant. La tête dans les
épaules, il affectait la démarche furtive d’un traîne-misère, sans jeter un
regard en arrière, de crainte qu’ils sentent sa peur et se jettent sur lui
comme une horde de chiens affamés.
Mais il faisait mine de savoir où il allait, feignant de
connaître comme sa poche les étroites venelles, parfois juste assez larges pour
laisser deux hommes se croiser.
On entendait craquer des poutres vermoulues. Des tas de bois
achevaient de pourrir. Les rats s’éparpillaient à son approche en grattant le
sol humide de leurs pattes griffues. Des vieillards, probablement soûls ou
peut-être déjà morts, étaient allongés sous les porches.
Pitt mit une demi-heure à trouver l’homme qu’il cherchait ;
celui-ci exerçait le métier d’écrivain public dans un grenier délabré où il
rédigeait de fausses lettres de recommandation, et imitait les papiers
officiels. Squeaker Harris, Harris le Couineur, ainsi nommé à cause de sa voix
suraiguë, était un petit homme aux yeux étroits et au nez pointu qui faisait
penser à un rongeur. Il ne lui en manquait que la queue longue et dénudée.
— Qu’est-ce que vous m’voulez ? demanda-t-il, agressif.
J’ai rien fait ! Vous pouvez rien prouver !
— D’accord, Squeaker, répliqua Pitt. Quoique… en
cherchant bien, je pourrais trouver quelque chose…
Squeaker eut un grand geste de dénégation, mais une certaine
anxiété se lisait sur son visage de fouine.
— Ah ça non ! Jamais !
— Attention, il ne faut jurer de rien, tant que je n’ai
pas cherché…
— Alors qu’est-ce que vous m’voulez, hein ? Vous
venez jamais ici pour des prunes.
— J’ai besoin de renseignements, fit Pitt en le
dévisageant avec un léger mépris.
Squeaker aurait dû savoir que simuler le malentendu était
une perte de temps.
— Je sais rien du tout ! J’ai entendu parler de
rien !
— Bien sûr que non… ironisa Pitt. Vous êtes un citoyen
modèle, un honnête écrivain public qui, moyennant quelques sous, rédige des
lettres pour aider ceux qui ne savent pas écrire, c’est ça ?
Squeaker opina du bonnet.
— C’est ça ! Vous avez tout compris !
— Mais vous connaissez bien Devil’s Acre…
— Ça c’est sûr, puisque j’y suis né !
— Avez-vous déjà entendu parler
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