Mort à Devil's Acre
Nettoyer le quartier ne servirait à rien. Elles recommenceraient
ailleurs. Ce n’est pas sans raison que cette activité est réputée être le plus
vieux métier du monde. Et beaucoup de leurs clients sont des hommes riches et
puissants, vous le savez aussi bien que moi. Un inspecteur de police qui leur
mettrait des bâtons dans les roues ferait preuve de plus de témérité que de bon
sens.
Le constat était vrai, hélas.
— Donc, vous ne vous intéressez pas de près aux
activités de Max ou à celles d’Ambrose Mercutt ?
Parkins fit la grimace.
— On ne peut pas tout faire ! Autant concentrer
nos moyens d’action sur de vrais criminels, lorsqu’il y a des victimes réelles.
Nous pouvons mettre les gens en prison, si nous arrivons à les pincer pour vol
à la tire, fabrication de fausse monnaie, cambriolage, attaque à main armée. Ce
type de délinquance nous donne déjà suffisamment de travail.
— Que sait-on des relations entre Max et Ambrose
Mercutt ?
Parkins se détendit et se laissa aller contre le dossier de
sa chaise.
— Avant l’arrivée de Max, Mercutt possédait le monopole
de la clientèle huppée. Mais Burton a rapidement pu fournir des prostituées de
haut vol – voire des femmes issues d’un milieu aristocratique, d’après ce que j’ai
entendu dire. Dieu seul sait pourquoi elles font ça.
Son visage reflétait sa totale perplexité devant un
comportement qu’il jugeait aberrant.
— Oui, Mercutt avait de bonnes raisons de détester Max,
mais, quoi qu’il en soit, il n’était pas le seul ! Le proxénétisme est un
milieu où l’on se fait facilement trancher la…
Il s’interrompit, se souvenant brusquement de l’usage du
couteau dans les deux crimes qui les intéressaient.
— Où Max allait-il dénicher ces dames ? se demanda
Pitt à voix haute. Si elles ont envie de tromper leurs maris, la bonne société
peut leur offrir suffisamment de chances de se distraire…
— Ah bon ?
Parkins, qui exerçait depuis toujours son métier dans les
bas-fonds de la capitale, Devil’s Acre, Whitechapel, Spitalfields, où il n’adressait
jamais la parole à un membre de la haute société, écoutait son collègue avec
intérêt. Celui-ci lui faisait soudain entrevoir un monde qui lui était inconnu.
Pitt s’efforça de ne pas paraître condescendant.
— J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de m’en
rendre compte, répondit-il avec un petit sourire.
— De vraies dames n’oseraient pas faire cela, tout de
même ? fit Parkins, choqué.
Pitt hésita ; cet homme travaillait dans un quartier
sordide parmi des gens condamnés à survivre dans des conditions difficiles et à
mourir jeunes. Or tout le monde a besoin de croire à un idéal, même si celui-ci
est à jamais hors de portée – il faut toujours laisser aux gens leurs illusions.
— Quelques-unes seulement, mentit-il.
Parkins parut se détendre et l’anxiété s’effaça de son
visage. Peut-être réalisait-il qu’il rêvait d’un monde utopique, mais il avait
besoin de croire à son existence, malgré tout.
— J’imagine que vous voulez savoir où trouver Ambrose
Mercutt ?
— Oui, s’il vous plaît.
Pitt nota l’adresse, bavarda encore quelques instants avec
son collègue, puis quitta le commissariat. Le ciel s’était éclairci, mais le
vent piquant venu de l’est lui brûlait le visage.
Le lendemain, il passa à son bureau voir s’il y avait du
nouveau, mais n’y trouvant que le rapport d’autopsie d’Hubert Pinchin, qui ne lui
apprit rien d’intéressant, il retourna à Devil’s Acre pour interroger Ambrose
Mercutt.
La tâche s’avéra plus difficile qu’il ne l’avait supposé ;
Ambrose, supervisant en personne le fonctionnement de son affaire, n’était pas
levé à onze heures du matin ; il refusait de recevoir des visiteurs et a
fortiori des policiers. Il fallut une demi-heure à Pitt pour convaincre son
valet de chambre d’aller le réveiller. Il patienta dans la salle à manger
décorée d’un tapis de couleur claire et d’un mobilier en imitation Sheraton, aux
murs ornés de peintures érotiques d’artistes contemporains « décadents ».
Mercutt arriva en protestant. C’était un homme mince, élégant
et veule, vêtu d’un peignoir de soie ; ses cheveux blonds ondulés
retombaient sur son front, cachant de fins sourcils et des yeux clairs aux
paupières gonflées.
Pitt comprit aussitôt pourquoi Burton lui avait volé
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