Mort à Devil's Acre
qui se dégageait du plat en argent posé sur la desserte de la
salle à manger lui parut insupportable.
— Désirez-vous que je vous apporte un verre de brandy
dans la bibliothèque, monsieur ? proposa Stride.
— Oui, s’il vous plaît. Merci, dit Balantyne, en se
dirigeant vers la bibliothèque.
Il bénit intérieurement la délicatesse de son valet qu’il
appréciait peut-être pour la première fois à sa juste valeur.
— Que dois-je dire à Madame, monsieur ?
Le général se figea sur place. Il aurait voulu protéger
Augusta d’une réalité aussi sordide. Une femme ne devrait jamais entendre
parler de ce genre de choses.
— Dites-lui simplement qu’un autre meurtre a été commis.
Tôt ou tard, elle apprendrait la nouvelle ; il ne
pouvait l’empêcher. Mais il valait mieux qu’elle l’entende de la bouche de
Stride, qui saurait trouver les mots appropriés, plutôt que par la lecture de
la presse à sensation ou par l’intermédiaire de commérages étourdis.
— Dites-lui qu’il s’agit de Sir Bertram Astley, sans
lui préciser l’endroit où on l’a découvert.
— Bien, monsieur. Mais l’annonce des circonstances du
décès de Sir Bertram se répandra bientôt comme une traînée de poudre.
— Oui, je le sais. Merci, Stride.
Ne trouvant rien à ajouter, Balantyne entra dans la
bibliothèque. La bouteille de brandy était déjà là, posée sur un plateau d’argent,
à côté du journal. Il s’en servit un grand verre et s’installa dans son fauteuil
pour lire.
« Le corps de Sir Bertram Astley a été retrouvé sur les
marches d’une maison à la réputation douteuse, dans Devil’s Acre. » Quel
style ampoulé et maladroit ! Le décès avait été causé par une profonde
blessure dans le dos, mais l’homme avait été aussi sérieusement touché à l’aine
et au creux de l’estomac par un violent coup de couteau. L’article ne faisait
pas mention d’autres organes atteints, mais le sous-entendu était évident et d’autant
plus macabre. Apparemment, le meurtrier avait eu l’intention de lui faire subir
le même sort qu’à ses précédentes victimes, mais, sans doute dérangé, il avait
pris peur et s’était enfui avant d’avoir pu laisser libre cours à sa folie. L’inspecteur
Thomas Pitt était chargé de l’enquête, tout comme dans les deux précédentes
affaires.
Balantyne posa son journal et vida son verre de brandy d’un
seul trait. L’alcool lui brûla la gorge.
5
Ce jour-là, Pitt fut réveillé avant l’aube par un sergent
venu le chercher en cab. Il faisait encore sombre dehors. L’homme, les traits
blafards, tripotait son couvre-chef de ses doigts engourdis, tout en essayant d’expliquer
à son supérieur l’urgence de la situation, sans oser exposer trop crûment les
horreurs qu’il venait de voir.
Pitt comprit aussitôt qu’un autre crime avait été commis. Seule
une découverte macabre pouvait amener un sergent à sa porte à une heure aussi
matinale.
— Attention, monsieur, il gèle dehors, le prévint
celui-ci.
— Merci.
Pitt endossa une veste et un épais manteau. En le voyant, on
l’aurait dit gonflé comme une voile par la tempête ! Il prit le cache-nez
que lui tendait le sergent, l’enroula autour de son cou, enfonça son chapeau
sur sa tête, ce qui eut pour effet d’aplatir ses cheveux sur ses oreilles, puis
il ouvrit la porte. L’homme avait raison : il faisait un froid de loup.
Ils montèrent dans le cab qui partit en cahotant sur le pavé
inégal, en direction de Devil’s Acre.
— Eh bien ? s’enquit Pitt, laconique.
Le sergent secoua tristement la tête.
— Sir Bertram Astley. Salement arrangé, lui aussi, mais
pas autant que les précédents, si je puis dire.
— Vous voulez dire qu’il n’a pas été mutilé ?
— On dirait que notre maniaque a été dérangé… Il a dû s’y
prendre trop tard… enfin, je n’en sais rien, conclut-il en secouant de nouveau
la tête.
— Trop tard ? Que voulez-vous dire ? fit Pitt,
perplexe.
— Le pire, c’est d’annoncer ça à la famille, bredouilla
le sergent. On l’a découvert devant un établissement de prostitution réservé
aux hommes.
— Je vois…
Pitt devina soudain la cause de son malaise et de sa difficulté
à s’exprimer clairement. Comment, en effet, expliquer à des gens comme les
Astley que leur héritier avait été assassiné puis mutilé de façon aussi
abominable, devant l’entrée d’une maison de
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