Mort à Devil's Acre
rare que George posât des questions
indiscrètes, mais elle s’arrangeait toujours pour avoir des réponses toutes
prêtes à lui fournir. Même si elles étaient parfois fort éloignées de la
réalité, elle était certaine qu’il ne le découvrirait jamais. Mais, dans ce cas
précis, il était trop tard pour inventer un mensonge efficace. Il ne lui
restait plus qu’à éluder la question.
— Je suis désolée, dit-elle d’un air innocent. Je
regardais Charlotte et le général Balantyne. Je crains qu’elle ne se rende pas
compte de ce qu’elle fait. Je croyais que vous me parliez de cela, mais je vois
que je m’étais trompée.
— Je pensais que vous aviez tout manigancé. C’est bien
vous qui lui avez prêté cette robe, non ? Vous auriez pu prévoir qu’elle
lui irait à merveille.
Cette réponse était trop proche de la vérité pour la
réconforter ! Emily sentit une vague de culpabilité l’envahir à nouveau. C’est
vrai, elle avait tout manigancé, mais à présent la situation lui échappait.
— Je n’avais pas prévu qu’elle s’exhiberait ainsi avec
le général ! observa-t-elle avec acrimonie.
— En effet, elle se débrouille plutôt bien, remarqua
George, surpris.
Ayant connu sa belle-sœur avant son mariage avec Pitt, il se
souvenait qu’elle avait toujours fait le désespoir de sa mère, rechignant à se
comporter en société comme il convenait : à l’époque, elle refusait de
jouer de son charme en mêlant franchise et sous-entendus, passion et humour
dans ses relations avec les hommes. Mais le temps et la confiance en soi aidant,
elle avait beaucoup changé. D’ailleurs, elle ne « s’exhibait » pas
avec le général, comme le prétendait Emily ; non, l’invitation tacite qu’elle
offrait à Balantyne n’était pas un simple badinage, mais partait d’une réelle
amitié, faite de peines et de plaisirs durables, qui permet d’offrir à l’autre
un peu de sa richesse intérieure.
Emily eut soudain l’impression qu’elle allait avoir besoin
de l’aide de George.
— Que disiez-vous à propos des réformes sociales, mon
ami ?
— Brandy Balantyne m’en parlait l’autre jour, répondit-il
aimablement, soit parce qu’il avait deviné le malaise de sa femme, soit par
pure politesse. Les événements de Devil’s Acre semblent l’avoir beaucoup
affecté. Je crois qu’il est vraiment décidé à passer à l’action !
— George, demanda-t-elle tout à trac, quel genre d’hommes
fréquente les établissements comme ceux de Max ?
À son grand étonnement, il parut embarrassé, comme si, malgré
son esprit rationnel, il trouvait gênant d’évoquer ce sujet devant elle.
— Vraiment, Emily… c’est une question fort délicate…
Elle ouvrit de grands yeux innocents.
— Mais vous-même, George, y allez-vous ?
— Bien sûr que non, voyons ! s’indigna-t-il, très
choqué. Si je devais fréquenter pareils lieux, j’irais à Haymarket ou à… enfin
pas à Devil’s Acre.
— Et que penseriez-vous de moi, si j’y allais ?
— Voyons, ma chère, vous ne parlez pas sérieusement.
— Mais il doit bien y avoir des femmes qui y
travaillent, sinon les lupanars n’existeraient pas, remarqua-t-elle, oubliant d’user
d’un euphémisme pour nommer ce genre d’endroit.
— Bien sûr, Emily, bien sûr, répondit-il d’un ton
exagérément patient. Mais elles ne sont pas comme vous. Ce ne sont pas… ce sont…
des femmes avec lesquelles on ne peut que…
— Forniquer, conclut-elle à sa place d’un ton mordant, oubliant
encore sa bonne éducation.
— Oui, si l’on veut…
Voyant la légère rougeur qui colorait ses joues, Emily
préféra penser qu’il était un peu honteux pour les hommes en général, plutôt
que personnellement concerné. Elle savait qu’il ne s’était pas toujours conduit
de façon exemplaire, mais elle était assez avisée pour ne pas chercher à trop
en savoir. Une curiosité excessive n’apportait que des désillusions et, à sa
connaissance, George lui avait été fidèle depuis leur mariage ; c’était
bien ce qu’elle pouvait demander de mieux.
Elle lui sourit.
— Mais Bertram Astley, lui, fréquentait Devil’s Acre.
Une certaine confusion assombrit le regard de George.
— Étrange… murmura-t-il. Ne cherchez à trop en savoir, Emily.
C’est une histoire sordide. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous vous
intéressiez aux enquêtes de votre sœur, dès lors
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