Mort à Devil's Acre
la pénombre. Dans son esprit, le mystère de l’affaire Pomeroy était
éclairci ; il jugeait terminée sa journée de travail pour ce soir, oubliant
qu’il se trouvait encore dans Devil’s Acre. Dans ces ruelles obscures, un homme
à la démarche ferme et assurée était aussi visible qu’un lapin blanc dans un
champ fraîchement labouré.
Son premier assaillant l’attaqua par-derrière. Pitt
ressentit une douleur cuisante au creux des reins ; il perdit l’équilibre
et tomba la tête la première sur le pavé. Il roula sur lui-même, genoux repliés,
puis détendit les jambes de toutes ses forces. Ses pieds heurtèrent un corps
qui céda sous son poids et retomba en arrière avec un grognement. Mais déjà un
autre adversaire le frappait à la tête. Pitt cogna à l’aveuglette, en tentant
de se remettre debout. Un coup l’atteignit à l’épaule, douloureux, mais sans
gravité. De toute sa puissance, il rendit le coup et fut tout ragaillardi d’entendre
des os craquer. Puis il reçut un autre coup, au niveau du flanc, très violent
celui-là, qui lui coupa la respiration. Il l’aurait atteint de plein fouet dans
le dos s’il ne s’était retourné précisément à ce moment pour lancer une ruade à
son adversaire.
Il ne lui restait qu’une solution : s’enfuir à toutes
jambes. S’il parvenait à franchir les cent ou deux cents mètres qui le
séparaient de la limite de Devil’s Acre, il serait sauvé et pourrait héler un
cab. Il était tout endolori sur un côté du torse ; il devait avoir une
belle ecchymose ! Mais un bain chaud et une embrocation le remettraient d’aplomb.
Il courait, volait au-dessus des pavés. Il n’avait aucune honte à fuir ; combattre
seul à mains nues trois ou quatre assaillants armés relevait de la pure folie.
Il était à bout de souffle ; la douleur au côté se
faisait lancinante. La grande rue éclairée où circulaient des voitures lui
paraissait à mille lieues. Dans le lointain, les halos des réverbères, au lieu
de se rapprocher, semblaient reculer sans cesse. Soudain, un bras puissant le
saisit et le stoppa net dans sa course.
— Eh bien, mon bonhomme ! On a le diable à ses
trousses, on dirait !
Dans un moment de panique, Pitt leva le poing pour frapper l’individu
qui tentait de l’arrêter, mais celui-ci avait une poigne de fer. Très vite, il
se rendit compte de son erreur : c’était un agent qui faisait sa ronde.
— Dieu soit loué ! Vous tombez à pic !
Le visage du policier lui parut grossir démesurément puis s’évanouir
dans la brume, comme les réverbères.
— Eh bien, mon gars, que se passe-t-il ? Eh !
Vous saignez ! Vous feriez mieux de foncer à l’hôpital. Vous allez pas
tomber dans les pommes. Holà ! Tenez bon ! Cocher ! Cocher !
Dans un brouillard glacial où dansaient les lumières des
becs de gaz, Pitt se sentit poussé à l’intérieur d’un cab, qui partit en
cahotant sur les pavés. Des mains malhabiles l’aidèrent à en descendre et il
fut transporté dans un dédale de couloirs violemment éclairés. On le déshabilla,
on l’examina, on désinfecta ses plaies avec un produit qui sentait
abominablement mauvais avant de le recoudre à vif. Par bonheur, il était encore
anesthésié par la douleur. Une fois bandé avec soin et rhabillé, on lui
administra un remontant brûlant qui lui fit tourner la tête.
Enfin, on le raccompagna chez lui.
Il était minuit.
Le lendemain, au réveil, il avait mal partout et pouvait à
peine bouger ; il mit un moment à se souvenir de ce qui lui était arrivé la
veille. Charlotte, debout à côté du lit, se pencha vers lui, pâle, les cheveux
défaits.
— Thomas ? demanda-t-elle d’un ton anxieux.
Il émit un grognement.
— Vous avez reçu un coup de couteau. Ils m’ont dit que
la plaie n’est pas profonde, mais vous avez perdu beaucoup de sang. Votre
chemise et votre veste sont fichues.
Il sourit malgré lui. Elle était vraiment blanche comme un
linge.
— C’est terrible. Êtes-vous sûre qu’elles sont hors d’usage ?
Elle eut un reniflement furibond, mais des larmes coulaient sur
ses joues ; elle essuya furtivement ses yeux.
— Non, je ne pleurerai pas ! Tout est de votre
faute ! Ah, c’est malin ! D’abord vous me faites la morale, vous me
dites ce que je dois faire et ne pas faire, et ensuite vous partez tout seul à
Devil’s Acre vous faire poignarder !
Elle prit un grand mouchoir dans le tiroir de la
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