Mort à Devil's Acre
de question !
— Ne dis pas de bêtises, intervint Victoria. Bien sûr
qu’il peut, s’il le désire. Mais je vous assure, Mr. Pitt, que Pinchin n’a
jamais mis les pieds dans cette maison en tant que médecin. Je vous serais
reconnaissante de ne pas affoler nos filles. Je ne permettrai pas qu’on leur
manque de respect.
Elle le fixa d’un air sévère, qui rappela à Pitt celui de
gouvernantes rencontrées dans de grandes maisons.
Sans attendre sa réponse, elle le conduisit à l’étage et
commença à frapper aux portes. Pitt montra à chacune des jeunes femmes
souriantes et aux formes généreuses le portrait de Pinchin. Dans les chambres
flottait une odeur de parfum bon marché et de sueur, mais dans l’ensemble, les
pièces étaient gaies, colorées et plus propres qu’il ne l’avait supposé.
Alors qu’ils sortaient de la quatrième chambre, Victoria fut
appelée au rez-de-chaussée pour résoudre un problème d’intendance, et Pitt se
retrouva en compagnie de Mary et d’une jeune fille d’une quinzaine d’années, visiblement
terrifiée. Elle regarda le portrait de Pinchin et déclara qu’elle ne le
connaissait pas. Mais Pitt comprit tout de suite qu’elle mentait.
— Réfléchissez bien, lui conseilla-t-il. Attention, mentir
à la police peut vous mener droit en prison.
La jeune fille devint livide.
— Cela suffit ! le coupa Mary. Ce n’est qu’une
bonne – que ferait-elle avec des types comme lui ? Laissez-la tranquille. Ici,
elle fait le ménage. Elle n’a rien à voir avec les autres.
La jeune fille voulut s’en aller, mais Pitt la retint par le
bras, gentiment, toutefois avec assez de force pour qu’elle comprenne qu’elle
ne devait pas s’échapper. Elle se mit à sangloter, le corps secoué de grands
frissons, submergée par une sorte de désespoir animal.
Aussitôt Pitt devina qu’il avait devant lui l’une des
survivantes des « charcutages » de Pinchin. Une jeune fille de quinze
printemps, mais qui ne serait jamais plus une femme normale. À cet âge, on doit
rire, rêver d’amour et de mariage. Il aurait voulu la réconforter et pourtant, ni
lui ni personne ne pouvait rien pour elle.
— Elsie !
La voix de Mary résonna, forte et apeurée. La jeune fille s’accrochait
à elle, toujours en larmes.
— Elsie !
Du fond du couloir leur parvint le bruit d’un sourd
grondement. Pitt pivota sur lui-même et aperçut à la lumière de la veilleuse un
bull-terrier blanc, massif, babines retroussées sur un museau allongé pareil à
celui d’un rat, et dont les pattes arquées frémissaient d’impatience. Derrière
lui se tenait la femme la plus monumentale qu’il lui avait été donné de voir :
elle s’approchait, bras ballants, avec une face lunaire et de petits yeux
enchâssés dans des sillons graisseux.
— Vous inquiétez pas, Miss Mary, dit-elle d’une voix de
petite fille, étrangement haut perchée. Il vous fera pas de mal. Il allait
partir, le monsieur, n’est-ce pas ?
Elle fit un pas et le chien, le poil hérissé, bondit en
avant.
Pitt sentit une vague d’horreur le submerger. Le tueur de
Devil’s Acre n’était-il autre que cette femme monstrueuse et son chien ? Il
voulut parler, mais se rendit compte qu’il n’avait plus de salive.
— Jette-le dehors, Elsie ! hurla Mary. Jette-le
dehors. Envoie-lui le chien ! Dutch, attaque !
L’énorme femme avança encore d’un pas. Son visage était sans
expression. Ses manches relevées montraient ses avant-bras puissants ; on
aurait dit qu’elle s’apprêtait à faire la lessive, ou à pétrir de la pâte à
pain. Le grognement du chien s’accentua. Ses babines se retroussèrent davantage.
— Arrêtez ! fit la voix de Victoria, qui réapparut
en haut de l’escalier. Ce ne sera pas nécessaire, Elsie. Mr. Pitt n’est pas un
client. Il ne fera de mal à personne. Vraiment, Mary, ajouta-t-elle d’un ton
coléreux, parfois tu as des réactions stupides !
Elle sortit un mouchoir de sa manche et le tendit à la jeune
fille.
— Allons, Millie, remettez-vous et retournez à votre
travail. Cessez de renifler, il n’y a pas de quoi pleurer. Allez, allez !
La jeune fille partit en courant. La géante fit demi-tour, le
chien sur les talons, et s’éloigna d’un pas pesant vers le fond du couloir.
Mary prit une mine boudeuse mais garda le silence.
— Je suis navrée, s’excusa Victoria. Nous avons
récupéré Millie en bien mauvais état. Je ne sais pas qui
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