Mort d'une duchesse
festaiuolo florentin.
Le père du duc Ludovico avait en effet collectionné deux choses avec passion :
les manuscrits grecs et les nains. Il avait amassé les uns et les autres au point
que sa ville en contenait sans doute plus qu’aucune autre en Italie, sauf
Ferrare. Le duc vieillissant avait jalousement étudié les minuscules quartiers
conçus tout exprès à l’échelle des nains en haut du palais de Ferrare, et, juste
avant sa mort, s’était mis en tête de faire de même, en y apportant des
améliorations, à Rocca. Son fils, quoique fier de sa collection de nains, était
toutefois plus intéressé par la construction d’une nouvelle bibliothèque pour
abriter ses livres.
Cet interlude s’avéra un succès fou [3] .
On dut venir en aide au mari de dame Cecilia qui manqua s’étouffer avec son
verre de vin lorsqu’un nain, en voulant expédier une lance dorée sur le navire adverse,
chuta d’une tourelle et se blessa en tombant sur un triton. Les détonations des
canons miniatures affolaient les colombes réfugiées sur les poutres du toit. Les
convives eux-mêmes participaient de bon cœur à l’action. Ils encourageaient les
combattants, les bombardaient de pain et de cuisses de poulet ou faisaient
mouche avec un habile lancer de gelée. Il était grand temps d’évacuer les
navires, au milieu des cris et des beuglements des nains maculés qui adoptaient
des poses martiales sur les ponts, certains réglant quelque vieux compte en se
battant pour de bon, d’autres s’inclinant devant les convives pour les
remercier de la nourriture, qu’ils recueillaient sur leur propre personne ou
sur celle d’autrui, tout en fouillant du regard les planches de l’estrade en
quête des pièces de monnaie qu’on y avait jetées.
L’odeur de la poudre se dissipa après un bref retour des
nymphes qui répandirent du parfum. Sous le toit, les colombes se calmèrent peu
à peu, observant la salle depuis les poutres peintes et se risquant de nouveau
à descendre jusqu’aux tables.
Le plat suivant comportait plus de sucreries que les précédents
– pain d’épice blanc de massepain doré parfumé au gingembre, pain d’épice
rouge relevé à la cannelle et coloré au vin et au bois de santal. À présent le
brouhaha des conversations noyait presque les efforts des musiciens, et seul un
son nasillard parvenait de leur galerie. Les coupes étaient sans cesse remplies
et vidées. On servit des plats de crème aux épices, d’amandes concassées prises
dans des gelées de différentes teintes, avec des noix entières et une sauce au
vin, et des fruits confits. Il y eut des mares de gelée renfermant des poissons
orange et de petits roseaux d’angélique ; des œufs dans des nids faits de
lambeaux de peau de citron, des agneaux de crème fouettée sur de petites
collines de gelée.
Une colombe qui s’était malencontreusement posée devant
Sigismondo fut capturée si vite par celui-ci que ses voisins sursautèrent et s’écrièrent.
Il voulut la remettre à un serviteur qui passait avec un plat vide, mais le
garçon exprima quelque réticence à s’en saisir.
Sigismondo entendit derrière lui la voix de Benno :
— Laissez-moi faire, mon maître, dit ce dernier en refermant
des mains avides et maculées de vin sur l’infortuné volatile.
À ce stade de la fête, les invités avaient complètement
oublié les petits nuages de la colère du duc qui avaient plané sur le début des
festivités. Le fond de sauvagerie qui gît en tout homme leur fut rappelé par le
divertissement suivant. Sous un accompagnement musical discordant, deux rangées
de nains, peut-être les mêmes que ceux de la bataille navale, surgirent d’entre
les rideaux en faisant exprès de s’emmêler dans les plis, puis se déployèrent
en éventail, portant avec des efforts exagérés deux longues chaînes reliées à
un anneau enserrant le cou d’un Homme sauvage dont le masque était plus triste
qu’effrayant. Agitant des bras poilus et poussant un rugissement lugubre, il
gesticula au milieu de la salle en faisant mine de vouloir se débarrasser de son
collier, puis se recroquevilla de feinte terreur lorsque, derrière lui, des
nains firent claquer leurs fouets.
Un certain flottement s’ensuivit tandis que les nains échangeaient
des regards indécis et se donnaient des coups de coude en chuchotant, comme s’ils
ne savaient plus ce qu’ils devaient faire ensuite, ou comme si le nain chargé
de l’enchaînement était
Weitere Kostenlose Bücher