Mort d'une duchesse
depuis un moment contre ses lèvres ; la nonne, qui tenait d’un
geste belliqueux un couteau à manche d’ivoire, se détendit ; Sigismondo, lui,
gifla la belle-sœur sur les deux joues puis prit ses mains dans les siennes et
les baisa avec ardeur, ce qui lui fit ouvrir les yeux et coupa court à ses
hurlements.
— Chère dame, tout va bien.
Saisissant une cruche de vin, il la resservit et la força à
refermer ses doigts autour du pied du verre.
— Nous allons écouter une autre histoire.
— Un instant, fit la veuve en se levant. Je vais d’abord
voir par quoi nous pourrions remplacer les oignons.
— Nous vous devons des excuses, déclara Sigismondo en
se levant à son tour.
— Les oignons iront très bien, protesta Barley.
Lui-même, comme ses deux compagnons, avait à coup sûr mangé
de la nourriture bien pire que celle-ci, tombée sur un sol bien tenu. Barley
était justement occupé à récupérer un oignon collé dans son dos, ce qui n’était
pas chose facile vu sa corpulence. Il étendit sa serviette sur la tapisserie du
banc afin d’éviter de le tacher.
Leur hôtesse, cependant, était presque à la porte lorsque
celle-ci s’ouvrit à la volée devant Benno, brandissant un hachoir à viande, suivi,
avec un prudent retard, par deux fermiers munis d’autres pièces de l’armurerie
de la cuisinière.
Benno abaissa le hachoir en voyant l’attitude détendue de
son maître, et les deux assassins paisiblement assis, l’un d’eux gloussant même
dans sa barbe.
La veuve donna des ordres au sujet des oignons et de la
suite du repas, puis revint à table.
— Vraiment, Hubert, vous n’avez nul besoin de vous
excuser, dit-elle. Je n’ai pas passé de soirée aussi palpitante depuis que
Federico, Dieu ait son âme, a quitté ce monde.
Sur quoi elle se rassit confortablement dans le grand fauteuil.
— Et maintenant, écoutons cette histoire.
— Nous allons entendre le récit d’un Homme sauvage qui
a dansé pour une duchesse, et apprendre qui l’y a poussé.
— Ça, je ne peux vous le dire, rétorqua Angelo d’une
voix douce mais catégorique. J’ai vu son visage mais je ne connais pas son nom.
— Et pour le compte de qui agissait-il ? Était-ce
un homme de rang ?
— Non ; un serviteur, mais sans livrée.
— Raconte-nous depuis le début.
Angelo accepta le verre plein de Sigismondo, qu’il but d’un
air concentré. La veuve se pencha, tout ouïe ; c’étaient là des nouvelles
que même les gens de Rocca ignoraient.
— Barley et moi étions à Rocca pour le mariage, comme
des tas d’autres.
— Tout le monde savait qu’il y aurait de l’argent à se
faire, l’interrompit Barley en tendant un long bras pour prendre la cruche de
vin à Sigismondo et servir leur hôtesse et la jolie nonne, dont il n’avait pas
réussi à croiser une seule fois le regard. Nous sommes allés au palais pour
nous faire engager par le festaiuolo.
— Donc tout le monde savait que vous étiez ensemble ?
Angelo et Barley échangèrent un regard, puis l’Écossais
secoua la tête.
— Il y avait une putain de foule, plein de nains partout,
tous attendaient de montrer leurs numéros.
Angelo a été choisi parce qu’ils cherchaient un danseur spécial.
Mais j’ai aussi été engagé.
Il gonfla la poitrine et jeta un regard autour de la table.
— Je devais jouer un géant. Le festaiuolo s’est dit que je serais parfait avec les nains à la fin. Mais tu as tout fait
foirer !
Il accompagna ses paroles d’une bourrade amicale qui faillit
expédier la tête dorée du danseur entre les seins de la belle-sœur.
— Je devais faire ce que j’ai fait. Voici quelles étaient
mes instructions : danser avec les nains, faire le mime et ensuite offrir
le cœur à la duchesse et répandre du vin sur sa robe. Ça n’est pas facile, de
viser en renversant du vin.
— Tu t’en es très bien tiré, lui assura Sigismondo. J’étais
là. Quand t’a-t-on ordonné de faire ce que tu as fait ?
— Juste avant le début de la fête. Un homme est venu me
voir pendant les répétitions et m’a proposé de l’argent si j’acceptais de faire
une farce ; il m’a dit qu’un admirateur de la duchesse était prêt à me
payer avec générosité pour cela. Il promettait beaucoup d’argent parce que je
risquais de m’attirer des ennuis.
— As-tu reçu cet argent ?
Angelo sourit.
— Je l’ai même gardé, ce qui n’était pas prévu.
Le silence retomba
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