Naissance de notre force
l’entrepôt
voisin. Nous sommes une vingtaine, juchés sur les balles, entre deux tas de
marchandises recouvertes de toiles imperméables. Ne pas fumer ; on ne sait
trop ce qu’il y a là-dedans et ce n’est pas le moment de s’attirer des
histoires. Dockers, gens de mer, gardiens de magasins, tous des copains du
reste. Un mouchard ? Probable. Qu’est-ce que cela peut bien nous faire, ce
soir, qu’il y ait cette âme fausse parmi ces âmes vaillantes ?
On a parlé des 15 % et de la grève générale. Une voix
rendue grave par quarante ans de travail a clairement démonté dans l’ombre le
mécanisme de la résistance patronale : commandes des Alliés, appui des
banques madrilènes, concurrence de certaines industries des Asturies, menées d’un
groupe acquis aux Centraux, mécontentement créé par les tarifs douaniers, révision
en cours de l’accord franco-espagnol… Et me voici soudain, sans avoir bougé, comme
au centre de ce groupe auquel j’apporte un message. « De l’objectivité, du
coloris ! » me disait l’Arriviste. Ce souvenir vient à point emporter
mes scrupules d’informateur sans information.
Il y a des choses que, se passeraient-elles dans une planète
de la constellation d’Orion, ces vingt hommes comprendraient à demi-mot. Ainsi
la guerre dont un peuple ne veut pas. La grève générale jetant à bas une monarchie
comme un direct à la mâchoire, bien appliqué, vous met hors de combat, knock-out. Qu’il faut du temps, des années, des milliers d’hommes, des milliers d’années
de prison, des milliers de pendus, de fusillés, d’assassinés, des insurrections
réprimées, des attentats réussis, des trahisons, des provocations, des
recommencements et des recommencements pour qu’à la fin un vieil Empire miné
par les termites s’effondre tout à coup, parce que des femmes d’ouvriers se
sont mises à crier : « Du pain ! » devant les boulangeries,
parce que les soldats fraternisent avec l’émeute, parce qu’on jette dans l’eau
glacée des canaux de vieux policiers médaillés pour le zèle, parce que… Je n’ai
rien à leur apprendre, ils comprennent ces choses à merveille. Mais quelqu’un veut
que l’on répète la vérité incroyable : que c’est arrivé. Quelqu’un réclame,
la main tendue :
– Alors, le tsar ?…
– Y en a plus.
Le même souffle agite ces hommes, comme une brise qui n’est
que le suprême remous d’un ouragan déracinant des chênes par delà l’océan, agite
doucement les feuillages dans un bois. Et nous scandons ce dialogue d’ombres :
– L’armée ?
– Avec le peuple.
– La police ?
– Y en a plus.
– Les prisons ?
– Brûlées.
– Le pouvoir ?
– C’est nous.
Cette confiance extraordinaire, cet élan dans la confiance, c’est
à toi que je les dois, Gusano. Ce sont tes yeux gris-bleu striés de brun que j’ai
devant moi, à cet instant. C’est toi qui parles en moi, toi, ton regard posé, cette
force mâle au fond, si sûre de la vie quoi qu’il advienne. Nous savons
vivre et survivre, tronçonnés comme les vers…
La voix de l’homme aux quarante ans de travail veut qu’on
précise. Le pouvoir c’est nous, à la condition de recommencer une fois de plus
la révolution. Celle qui est faite n’est pas encore la nôtre. Les classes
riches savent trop bien escamoter les révolutions : « Passez muscade »
et l’on n’y voit que du rouge, le sang des prolétaires. Mais les Russes voient
clair, ils veillent au grain. Ça marche. Prendre la terre, prendre l’usine.
– Et la guerre ?
Plusieurs anxiétés s’affirment. Un docker dit qu’il croit à
la victoire de l’Allemagne. L’Allemagne peut étrangler la révolution. Les
phrases se choquent ainsi que des lames croisées.
– La révolution est fille de la guerre.
– Non, fille de la défaite.
– Les vaincus, quels qu’ils soient, la feront. Vive la
défaite ! L’avenir est aux vaincus.
– Mais toute l’Europe est déjà vaincue !
– Déclarer la paix au monde. Prendre l’Europe.
… Je pars demain. J’emporte pour tout viatique, pour tout
message, ces vingt poignées de main. Et celle de Gusano, vingt et UNE.
15. Main votive.
Des flocons de vapeur s’accrochent aux arbres penchés :
bouleaux, verdure frêle aux pâleurs argentées, grêles feuillages vert d’eau, lumière
verte. Et des plaines brûlées. Le réseau des fils télégraphiques monte et
descend. Les moineaux mettent
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