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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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traîner
sous les porches des églises, dans la poussière dorée des boulevards, crasseux,
difformes, lamentables, avec des moignons de membres et des plaies-purulentes, avec
les regards tenaces comme des ventouses de leurs yeux bordés de sang malade, avec
les regards insensés de leurs yeux couverts de taies blanchâtres. Une vermine
abominable foisonne joyeusement dans leurs haillons. Des maladies abominables, la
lèpre, le lupus, le psoriasis, l’érysipèle grouillent doucement dans leurs
ulcères. Ils ont du coloris. J’en connais un qui joue une musique aigrelette
sur les marches de la jetée. Cette larve grise et molle se colle à la
formidable flèche de pierre rectiligne qui fend la mer en plein or, en plein
azur. Et la flèche l’emporte. « Aveugle de naissance », faux aveugle,
dit-on, fausse larve, cette larve, mais nous sommes authentiques, nous. Au
seuil de la cathédrale, une main de momie jaillit d’un recoin de pierre grise
vers une passante un peu grasse, au teint de lait qui porte des roses et des
œillets à son saint patron, sans doute propice au commerce des veuves économes
( Herboristerie, tisanes…). Il sort une voix terreuse de cette main de
cadavre depuis longtemps desséchée, auguste comme celle de Ramsès II :
«  Caridad por l’amor de Dios, señora [11]  » La
passante est passée. Jamais cette main ne tombera en poussière.
    Un torse herculéen portant une tête massive, mal décollée, se
traîne à notre rencontre sur le ventre et les poignets sanglés de cuir. À
chaque bond en avant de cette moitié d’homme la tête, jetée de côté d’une
secousse, profère une longue imploration gutturale ; on pourrait croire qu’elle
jette au monde d’inexpiables invectives si l’on n’entendait les mots :
« Nuestro Señor », pareils à des gouttes de sang noir, tomber
lourdement de ces lèvres charnues. Toutes les voix se répondent. Écho. J’entends
choir dans le silence de la cathédrale, gouttes d’or très lourdes et brillantes,
les mêmes syllabes sonores répétées avec ferveur par une voix d’enfant :
« À Nuestro Señor, à Nuestro Señor… »
    – Cet homme, dis-je à El Chorro, fait penser à un ver
coupé dans la terre du tranchant de la bêche.
    El Chorro jette sa cigarette :
    – Tu tombes bien ! C’est ce vieux Gusano : Le
Ver. Toute la ville l’appelle ainsi. – Hé ! Comment vas-tu, Feliz ? Un
bon copain de Tierra. Quoi de neuf, pieux sans-culotte ?
    Le tronçon d’homme nous rit de ses belles dents verdâtres à
la racine. Depuis qu’une chute de trente mètres dans les échafaudages de la nouvelle
basilique de la Sainte-Famille l’a diminué de moitié, Feliz, du groupe Terre
et Liberté, a de la terre plein la bouche, les narines, les yeux, les
oreilles, et une fameuse liberté… Les agents de police se détournent en l’entendant
apostropher quelque passant respectable : « C’est en construisant ta
maison que je m’suis fait casser les reins, eh, propriétaire… » Il rend
encore des services. Ce n’est certes pas dans sa paillasse qu’on ira chercher
les certificats de naturalisation cubaine artistiquement fabriqués par…
    – Gusano, dit El Chorro, ce camarade part demain pour
la Russie.
    Gusano cesse de rire. Sa grosse tête rasée, qu’un enduit de
sueur et de poussière roussit, semble coupée et posée par hasard sur ce vilain
torse poilu, arrondi en boule informe. Nous nous regardons un instant
intensément, jusqu’aux profondeurs inexprimables de l’être. Je ne vois plus que
les yeux de l’homme coupé en deux : il a les iris gris-bleu striés de brun.
Crépuscule sur des neiges dans la montagne. Chaleur et vigueur mâles.
    – Il a de la chance, dit enfin Gusano simplement.
    Le port se peuple de feux. Les phares s’allument. La
carène noire de l’ Ursula (Montevideo) se dresse à quelques mètres du
quai, plus abrupte qu’un roc. Les vaisseaux, allongés dans le bassin, font
penser la nuit aux grands reptiles des premiers âges de la terre. Mais les
lignes de l’invention humaine sont plus sévères que celles de la vie. Cercueils.
Des barques portant des fanaux bougent sur l’eau qui est d’encre plate écaillée
çà et là de courbes phosphorescentes. Un feu vert cligne à l’autre bout du
bassin, entre deux buissons droits de mâtures.
    Les balles de jute qu’on rembarquera demain nous abritent
commodément dans la lueur problématique d’une lanterne adossée aux tôles de

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