Naissance de notre force
des notes sur ces portées dansantes : ainsi
monte et s’abaisse l’horizon au roulis d’un bateau. Brise rafraîchissante du
voyage, cendre et poussière fouettant le visage. Brûlure de midi sur des
plaines rousses. Je pense avidement à cette ville, cette ville que nous n’avons
pas prise, à ces hommes, camarades, mes camarades. Je voudrais ouvrir les bras,
me tendre tout entier vers eux, leur dire, – que leur dire ? Je ne trouve
que ce seul mot : « Camarades » plus riche peut-être dans leur
langue : compañeros , à cause de tant de
voix chaudes d’hommes unis par l’espoir et le danger que j’entends encore
vibrer…
Le récit d’El Chorro, dans le tramway, ce matin, excite en
moi un rire intérieur, réconfortant comme une gorgée de rhum quand on a très
froid. Non qu’il soit gai : mais une telle alacrité perçait dans le ton et
l’accent que je me donnais, en baissant les paupières, la sensation de marcher
avec ce sûr et vigoureux compagnon, de bon matin sur une grande route attirante :
– Hombre, je suis devenu un homme, en tombant d’une
échelle. Tu vas voir. J’étais peintre en bâtiment pas loin de Veracruz, chez
une grosse canaille de huertiste [12] . Je tombe un beau jour de quatre mètres de haut avec un seau de vermillon, mais
mon vieux, si bien sur cette canaille, comme elle passait sous mon échelle, que
je la coiffe du seau. On n’aurait pas mieux fait exprès. Je m’abîme un genou, mais
je me mets à rire, à rire, que le cœur, l’estomac et le reste me dansaient
dedans une jota peu banale. Les copains me jettent trop tard un seau d’eau à la
figure. On m’empoigne : « T’es syndiqué ? » Je ne savais
pas même ce que c’était. « Non. » On m’attache tout doucement les
mains derrière le dos. Une paire de claques sur la figure, données par des mains
extraordinaires, tu peux me croire, me jette par terre et me ramasse aussitôt
avant que j’aie touché terre. « T’es syndiqué ? » Cette fois je
dis oui. On serait syndiqué à moins, pas ? Alors, le type devient
gentil, m’offre des cigarettes. « Veux-tu un prêtre ? Veux-tu passer
la nuit en chapelle, Chico [13] ?
Faut pas mourir comme un chien. Pense à ton âme. » Je dis :… « en
chapelle, oui », pour gagner du temps. Sans ça, ils m’auraient dépêché sur
l’heure ; on vous saignait un homme sans bruit, en trois mouvements, d’un
bon coup de machete [14] sous le menton. J’attends donc vingt heures comme un chrétien, dans l’église de
l’endroit, entre deux cierges allumés, d’être saigné le lendemain exactement
comme un porc, mais avec la promesse formelle du paradis. Je passe une mauvaise
nuit à écraser des araignées avec la tête d’un petit saint en argent. Figure-toi
qu’à cinq heures du matin, les carranzistes [15] .
prennent la ville ! Ils m’enrôlent, naturellement, dans un bataillon rouge.
Je commence à comprendre. Je me syndique. Puis nous sommes allés nous battre
contre Zapata et j’ai passé à l’ennemi, car il valait beaucoup mieux que nous…
El Chorro était sur le quai de la gare. Sa mâchoire massive,
ses dents carrées, son nez large, la patine roussâtre de son visage charnel d’aztèque.
– Adieu !
Il levait sa main mutilée : le pouce trop court, trop
large, l’index droit, les tiges coupées net de trois doigts. Et cette main tout
entière me parut coupée, suspendue dans le vide, main votive.
Qu’ai-je vu encore en ces dernières secondes ? Un grand
nègre élégant est passé portant une petite valise de cuir aux nickels luisants.
Nous croyons parfois la vie égale à elle-même, parce qu’elle
nous emporte. Fausse immobilité du nageur qui s’abandonne au courant. Cet
instant sur la rambla, où tomba Angel, ne recommencera plus. Cet autre instant
plaza Real, ce couple dans la pénombre, sous les arcades grises et le veston
déchiré de Joaquin ; le haussement d’épaules de Dario, c’est fini, tout
cela. Il n’y a plus devant moi que cette main votive, flottante, qui va
disparaître. Comment la ressaisir ?
Deux guardia civil taciturnes reconduisent à la
frontière une petite poule de café-concert qui, par moments, leur « fait
la tête ». Elle regarde alors le paysage ; puis se met du rouge aux
lèvres et fait la moue dans son miroir de poche. Eux regardent dans le vide, droit
devant. Il me semble qu’elle va se lever et les gifler à tour de bras, comme
Polichinelle gifle le
Weitere Kostenlose Bücher