[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
la petite chambre, il aperçoit le ciel, puis le Bellerophon comme un rocher sombre devant l’horizon.
Il commence à écrire au prince-régent d’Angleterre.
« Altesse royale,
« En butte aux factions qui divisent mon pays, et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique et je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique.
« Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse royale comme au plus puissant, au plus constant, et au plus généreux de mes ennemis.
« Napoléon. »
Il relit. Il est satisfait. Il est sûr d’avoir ainsi devancé les ordres de Louis XVIII et de Fouché. Ceux-là veulent l’arrêter. En se rendant sur le Bellerophon , il leur échappe.
Il dicte des instructions à Gourgaud. Le général partira le premier avec cette missive pour le prince-régent. Il expliquera que, « à défaut de l’Amérique, je préfère l’Angleterre à tout autre pays. Je prendrai le titre de colonel Muiron ».
Le nom est venu sous sa plume. Il revoit son jeune aide de camp se précipitant sur le pont d’Arcole, puis se plaçant devant lui afin de recevoir les balles.
Sans lui, sans Muiron, rien ne serait advenu de ma vie. Je serais mort à Arcole. Muiron m’a sauvé. Il est là devant moi comme si le temps ne s’était pas écoulé .
« Si je dois aller en Angleterre, reprend-il, je désire être logé dans une maison de campagne à dix ou douze lieues de Londres où je souhaiterais arriver dans le plus strict incognito. Il faudrait une habitation assez grande pour loger tout mon monde… »
Et si cela n’était pas ? Si les Anglais devenaient des geôliers ou des bourreaux ?
S’il eût mieux valu tenter de forcer le blocus, afin d’atteindre l’Amérique ?
Mais quoi ! Était-ce là la fin d’un Empereur des rois de devenir un citoyen quelconque ?
Il a choisi la seule issue digne de lui.
Il ne faut plus tergiverser. Les ordres de m’arrêter doivent avoir été lancés. Je connais Fouché. Et le ministre de la Marine, Jaucourt, ancien chambellan de Joseph, comme le ministre de la Police, a beaucoup à se faire pardonner par les Bourbons .
Napoléon demande qu’on le réveille peu après minuit, ce samedi 15 juillet 1815.
Il revêt son uniforme des chasseurs de la Garde, vert à parements rouges. Il boutonne sa redingote grise et coiffe son chapeau à cocarde tricolore. Il va sortir de sa première vie la tête haute comme il le faut.
Le général Becker se propose pour l’accompagner jusqu’au Bellerophon . Napoléon refuse.
— Pensons à la France, dit-il. C’est de mon propre gré que je me rends à bord de la croisière. Si vous veniez avec moi, on ne manquerait pas de dire que vous m’avez livré aux Anglais. Je ne veux pas laisser peser sur la France une pareille accusation.
Becker pleure.
— Embrassez-moi, général. Je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt d’une manière aussi particulière. Je vous eusse attaché à ma personne.
— Adieu, Sire, soyez plus heureux que nous.
Bonheur ? Malheur ?
Il pense à ces mots en gagnant le navire français l’Épervier qui doit ensuite le conduire au Bellerophon .
Bonheur ? Malheur ?
Il a tout connu, mais il n’a jamais recherché le bonheur ou craint le malheur. Il a voulu aller jusqu’au bout de soi, et ne pas étouffer l’énergie qui soufflait en lui comme une tempête vitale.
Il fait nuit encore quand l’embarcation aborde l’Épervier . Le commandant du navire, Jourdan, dit que l’Empereur a eu tort de se fier aux Anglais, au capitaine Maitland. On eût pu, assure-t-il, forcer leur blocus.
— Il est trop tard. On m’attend, je m’y rendrai.
L’Épervier s’approche du Bellerophon dont une chaloupe se détache.
Napoléon salue l’équipage de l’Épervier . Adieu, la France.
Quelques coups de rames, et il monte lentement l’échelle de coupée du Bellerophon .
Les sifflets des gabiers déchirent l’aube grise.
Napoléon s’avance vers le capitaine Maitland. Il soulève son chapeau.
— Je suis venu me placer sous la protection de votre prince et de vos lois, dit-il d’une voix ferme.
Il fait quelques pas puis ajoute :
— Le sort des armes m’amène chez mon plus cruel ennemi, mais je compte sur sa loyauté.
Neuvième partie
L’infortune seule manquait à ma renommée
16 juillet 1815 – 5 mai 1821
33.
Il entre dans la grande cabine de la
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