Napoléon
fin. Aussi, en sortant, confie-t-il aux témoins médusés :
— C’est grand dommage, messieurs, qu’un si grand homme soit si mal élevé.
Dans l’antichambre, Ségur l’interroge : pourquoi la séance a-t-elle duré aussi longtemps ? L’ex-évêque lui prend simplement la main en murmurant :
— Il est des choses qu’on ne pardonne jamais.
Le lendemain, Napoléon demande au prince deBénévent de lui renvoyer la clef, symbole de ses fonctions de Grand-Chambellan. Deux jours plus tard, Talleyrand voit entrer chez lui le duc de Rovigo. Sans paraître étonné, il l’interroge :
— Est-ce à Ham ou à Vincennes ?
— Ni l’un ni l’autre, lui répond Savary. Vous êtes et serez parfaitement libre. Du moins, je n’ai aucune instruction à votre égard. Bah, vous connaissez l’Empereur, vous savez qu’il se laisse aller à son premier mouvement. L’instant d’après il s’en repent ou ne s’en souvient plus.
— Que me conseillez-vous donc ?
— De ne rien changer à vos habitudes, d’aller aux Tuileries ni plus ni moins qu’à l’ordinaire, sans affectation, sans plaintes.
« M. de Talleyrand accepte et suit le conseil qu’il suppose venir de haut, nous rapporte Montesquiou, et il ne s’en trouva pas plus mal. » Cependant, depuis la veille, M. le prince de Bénévent est allétrouver Metternich. Se dépouillant de tout masque, selon l’expression de l’ambassadeur, il lui a déclaré :
— Le moment est arrivé... Je crois de mon devoir d’entrer en relations directes avec l’Autriche.
Et, pour commencer, il demande au diplomate quelques centaines de milliers de francs. Metternich chiffrera la trahison à seulement quatre cent mille francs. C’était là bien peu, lorsqu’on pense, s’il faut en croire certains, que Talleyrand aurait touché – entre autres « pourboires diplomatiques » distribués au ministre des Relations extérieures du Directoire – cinq cent mille francs lors de la signature du traité avec le Portugal et sept cent quatre-vingts mille francs au moment des négociations avec Hambourg. Plus récemment, il aurait reçu de Godoy dix-huit à dix-neuf millions, depuis l’année 1806 jusqu’à la chute du favori. La Restauration lui en rapportera d’ailleurs bien davantage !
Fouché, lui aussi, va voir Metternich, mais n’ose pas quémander des subsides. Il se contente d’ironiser :
— Quand on vous aura fait la guerre, il restera la Russie... et puis la Chine.
Napoléon pense avoir simplement effrayé les deux complices. Selon lui, ils rentreront désormais dans le rang. C’était mal les connaître. L’Empereur croyait pourtant savoir soupeser les hommes et affirmait ne jamais se lancer à la légère dans une affaire :
— Je médite beaucoup, dira-t-il ce même mois à Roederer. Si je parais toujours prêt à répondre à tout, à faire face à tout, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pourrait arriver. Ce n’est pas un génie qui me révèle tout à coup, en secret, ce que j’ai à dire ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres ; c’est ma réflexion, la méditation. Je travaille toujours : en dînant, au théâtre ; la nuit, je me réveille pour travailler. La nuit dernière, je me suis levé à deux heures ; je me suis mis dans une chaise longue, devant mon feu, pour examiner les états de situation que m’avait remis hier soir le ministre de la Guerre ; j’y ai relevé vingt fautes dont j’ai envoyé ce matinles notes au ministre, qui maintenant est occupé avec ses bureaux à les rectifier.
Tout le gouvernement, tout le cabinet et tout l’état-major sont sur les dents. Durant les deux mois et demi que l’Empereur va passer à Paris, en cette veille d’une nouvelle campagne, il ne cesse – afin de surmonter l’insouciance de son entourage, affirme-t-il – de harceler ses officiers, ses ministres et ses secrétaires. On retrouve ici le même despotisme qu’à l’armée. « Il commandait quelquefois l’impossible, raconte Chaptal, et voulait être servi sur-le-champ. Il demandait des états qui, pour être exacts, auraient exigé un travail de plusieurs semaines, et il les demandait à l’heure parce qu’il ne savait pas ajourner ses besoins. Si on se bornait à lui présenter des aperçus, on excitait son mécontentement. Il valait mieux mentir avec audace que de retarder pour pouvoir lui offrir la vérité. Je l’ai vu
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