Napoléon
renonce. Hercule filant aux pieds d’Omphale ? Marie-Louise n’était pas la reine de Lydie – sa cervelle se trouvait incapable d’être guidée par le moindre calcul – et Napoléon pouvait, dans ce domaine, encore moins être comparé à Hercule... Il n’était pas aveuglé, mais semblait béat, heureux de savourer ce bonheur domestique qu’il n’avait jamais rencontré. Il l’explique lui-même :
— Il m’arrivait une femme jeune, jolie, agréable. Ne m’était-il pas permis d’en témoigner de la joie ? Ne pouvais-je donc, sans encourir le blâme, lui consacrer quelques instants ? Ne m’était-il pas permis, à moi aussi, de me livrer quelques instants au bonheur ?
Il ne passera cependant jamais toute une nuit avec Marie-Louise comme il le faisait avec Joséphine. « L’Impératrice n’aimait pas qu’on se relevât la nuit, même pour la petite affaire, racontera Napoléon. Elle avait la manie de n’avoir jamais de feu chez elle, de sorte que moi qui me levais toutes les nuits, j’en étais incommodé. Peut-être ce motif m’a-t-il empêché plus de vingt fois de descendre chez l’Impératrice. »
S’il n’était pas Hercule, en ces années où il touche au faîte de son destin, il est bien Jupiter – « grand au-dessus des dieux », dira un flagorneur du temps. Il n’y avait que Lui ! L’Histoire elle-même pâlissait, selon l’expression d’un contemporain. « Un seulhomme, comme l’a dit Musset, était en vie alors en Europe ; le reste des êtres tâchait de se remplir les poumons de l’air qu’il avait respiré... »
L’orgueil le dévore. Il est grisé par cet encens qui, sans cesse, monte vers lui. Lui-même en se voyant statufié en haut de la colonne Vendôme constate en souriant :
— Comment la tête ne tournerait-elle pas quand on vous a mis si haut ?
Représenter Napoléon en empereur romain ne paraît pas suffisant à certains.
— Faites-le donc tout nu, propose l’amiral Bruix, vous aurez plus de facilité à lui baiser le derrière !...
L’adulation semble toute naturelle et même, pour quelques-uns, au-dessus des forces humaines : « Sa gloire est trop haute ! » Ce sommet ne rebute pas un pasteur qui conseille aux Israélites de voir « dans Napoléon le Messie qu’ils attendaient », tandis que l’évêque de Mayence souhaite que la terre se taise afin qu’elle puisse « écouter en silence la voix de Napoléon ».
L’image des souverains prosternés fait de plus en plus penser à la plate-bande d’Erfurt. On verra le fils du grand-duc de Bade former des voeux pour que soient conservés les jours de l’Empereur, ces « jours couverts de gloire qui étonnent l’univers et feront l’admiration des siècles futurs ». Mme de Chastenay nous rapporte cette étonnante déclaration faite sans la moindre ironie par la princesse Pia de Bavière, dont le frère avait épousé la fille de Murat :
— Nous nous arrangeons à merveille ; je vous assure qu’elle n’est pas fière du tout !
Ainsi Napoléon, tout naturellement, écrira à Talleyrand qui héberge par ordre Ferdinand VII détrôné : « Le prince Ferdinand en m’écrivant, m’appelle Mon cousin. Tâchez de faire comprendre au ministre San Carlos que cela est ridicule et qu’il doit m’appeler simplement : Sire. » Le temps où il se contentait de se royaliser est dépassé. « Pourquoi, demande-t-il, mes ministres à l’étranger et même mes consuls portent-ils ma livrée ? Il me semble que je ne l’avais autorisée que pour mes ambassadeurs ? »
Sans doute, on s’en souvient, avait-il dit à Decrès en 1808 : « Je vous dispense de me comparer à Dieu », mais n’a-t-il pas, depuis, laissé inscrire à l’Hôtel de Ville, au-dessus de son trône : Ego sum qui sum ?
Et la Cour !
— Une vraie galère où chacun ramait selon l’ordonnance, constatait Chaptal.
Combien de personnes invitées à la table impériale n’ont pu avaler que la moitié d’une assiettée de potage, le maître se levant de table au bout de quelques instants. Comme le remarquait plaisamment Talleyrand : « L’Empereur ne badine pas : il veut qu’on s’amuse. » Assis sur son trône, ainsi que l’a vu la duchesse d’Abrantès, il parcourait de « son oeil de feu ce cordon formé par toutes ces têtes empanachées ou chargées de joyaux, et dont une grande partie, loin de lui, se relevaient fièrement sous la bannière d’un nom vieux et
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