Napoléon
France ?
— Cela pourrait bien être, et même venir jusqu’ici, si l’on ne m’aide pas : je n’ai pas un million de bras. Je ne puis pas tout faire à moi seul.
— Nous vous soutiendrons, nous vous soutiendrons, s’écrie la foule qui s’est assemblée.
— En ce cas, reprend l’Empereur, l’ennemi sera battu, et nous conserverons toute notre gloire.
— Mais que faut-il donc que nous fassions ?
— Vous enrôler et vous battre.
— Nous le ferions bien, mais nous voudrions y mettre quelques conditions.
— Eh bien, parlez franchement. Voyons, lesquelles ?
— Nous ne voudrions pas passer la frontière.
— Vous ne la passerez pas.
Franchir le Rhin ? Il n’y fallait, en effet, plus songer !...
Le dimanche 23 janvier, il neige. En cette avant-veille de son départ pour l’armée — Napoléon a réuni sept à huit cents officiers de la Garde nationale de Paris, dans la vaste salle des Maréchaux. L’Empereur entre, portant le roi de Rome dans ses bras. Un profond silence se fait. La voix de Napoléon s’élève :
— Messieurs, une partie du territoire de la France est envahie ; je vais me placer à la tête de mon armée, et, avec l’aide de Dieu et la valeur de mes troupes, j’espère repousser l’ennemi au-delà des frontières.
« J’espère repousser... » Il espère seulement ! C’est là un langage qu’il n’a jamais employé. Il est vrai que jamais encore un tel raz de marée n’a déferlé vers le coeur de la France :
— Si l’ennemi approche de la capitale, je confie au courage de la Garde nationale l’Impératrice, et le roi de Rome... Ma femme et mon fils...
Quelques officiers sortent des rangs et vont embrasser les mains de l’Empereur et du petit roi. Tous – même les opposants à la dictature guerrière qui pèse sur les épaules de la France depuis dix années – tous ont la gorge serrée...
L’Empereur s’est retiré dans son cabinet et regarde ses états. L’affreuse réalité est là obsédante, tenace, et tient toute dans un chiffre : soixante mille hommes ! Et pourtant, depuis un mois il n’a pas cessé d’envoyer des ordres afin de faire flèche de tout bois...
A Clarke : « On m’assure que l’on pourrait trouver dans les Invalides sept à huit cents individus dont les blessures sont guéries et qui serviraient de bonne volonté. Si cela était ce serait précieux pour former des sous-officiers... »
À Macdonald : « Employez les gardes forestiers, les gardes champêtres, les gardes nationales... »
Mais il n’a pu réunir que soixante mille hommes !
Il se penche maintenant sur ses cartes. Comment, avec soixante mille hommes, arrêter à la fois Blücher et Schwarzenberg ? Blücher et son armée de Silésie forte de quatre-vingt mille hommes qui ont traversé le Rhin et avancent en Lorraine ; Schwarzenberg et son armée de Bohême, composée de cent quarante mille hommes qui sont passés par la Suisse et marchent vers le plateau de Langres ? Sans parler d’une seconde armée autrichienne ! Sans parler des deux renégats : Bernadotte et ses Suédois, Murat et ses Napolitains.
C’est quatre cent soixante mille hommes qui vont se ruer sur la France ! Mais ce soir l’Empereur ne veut penser qu’aux deux cent vingt mille soldats qui ont pénétré en France. On verra plus tard pour le reste de la meute qui, tapie derrière le Rhin, n’ose pas encore forcer la barrière. Soixante mille hommes contre deux cent vingt mille ! En attendant, il se grise de mots :
— Soixante mille hommes et moi cela fait cent soixante mille !
— Je vais battre papa François ! annonce-t-il le lendemain à Marie-Louise qui ne cesse de pleurer.
La scène se déroule après le dîner. L’Impératrice et Hortense se chauffent devant l’âtre, dont le feu est alimenté par les liasses de papiers que Napoléon y jette sans cesse. Chaque fois qu’il s’approche de la cheminée, il embrasse la jeune femme :
— Ne sois pas triste, aie confiance en moi !
Le jour du 25 janvier n’est pas encore levé lorsque l’Empereur, avant de monter dans sa berline, va, sur la pointe des pieds, regarder dormir son fils, le petit roi sans royaume qu’il ne devait plus jamais revoir.
XX
LES BOTTES DE 93
Le meilleur soldat n’est pas tant celui qui se bat que celui qui marche.
N APOLÉON .
C’ EST à travers une France anxieuse et frappée de stupeur que la berline impériale roule durant toute cette journée
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