Napoléon
consentent à seconder les vues de l’Empereur ; ils paraissent croire que ce n’est plus lui qui peut sauver la patrie. Je crains qu’un grand sacrifice ne soit nécessaire.
Il y a un silence.
— Parlez nettement, Regnault, dit Napoléon. C’est mon abdication qu’ils veulent ?
— Je le crains, Sire, et quelque pénible que cela soit pour moi, il est de mon devoir d’éclairer Votre Majesté. J’ajouterai même qu’il serait possible, si l’Empereur ne se déterminait point à offrir son abdication de son propre mouvement, que la Chambre osât la demander.
Lucien bondit. L’Empereur devait se passer de la Chambre, se déclarer dictateur, mettre tout le territoire en état de siège.
Les yeux de Napoléon brillent.
— La présence de l’ennemi sur le sol de la patrie rendra, j’espère, aux députés le sentiment de leurs devoirs. La Nation les a nommés, non pour me renverser, mais pour me soutenir... Je ne les crains point. Quoi qu’ils fassent, je serai toujours l’idole du peuple et de l’armée. Si je disais un mot, ils seraient tous assommés... Me repousser quand je débarquais à Cannes, je l’aurais compris, mais maintenant je fais partie de ce que l’ennemi attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même, elle se reconnaît vaincue, elle encourage l’audace du vainqueur. Ce n’est pas la liberté qui me dépose, c’est la peur !
Il continue à parler, énumérant ses forces, traçant à grands traits la défense du territoire. Tout peut encore être sauvé. Mais s’il abdique, il n’y aura plus d’armées !
Les ministres se taisent, subjugués d’abord, conquis ensuite. Seul Fouché sent des gouttes de sueur perler à son front.
— En vérité, dira-t-il, ce diable m’a fait peur ce matin. En l’écoutant, je croyais qu’on allait recommencer.
Soudain, la porte s’ouvre. Un émissaire de la Chambre apporte des nouvelles : Lafayette a sorti son grand répertoire en lançant avec un joli mouvement du menton ces mots éternels : « Vieux amis de la liberté... étendard tricolore de 89... liberté... égalité-ordre public... esprit de faction... Cause sacrée... » Bref la Chambre a voté une proposition commençant par ces deux articles :
A RTICLE P REMIER . – La Chambre des représentants déclare que l’indépendance de la Nation est menacée.
A RT . 2. – La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison : quiconque se rendrait coupable de cette tentative serait traître à la Patrie et jugé comme tel.
Allons, La Fayette n’a pas trop mal travaillé ! Fouché dissimule sa joie derrière un visage qui demeure impassible. C’est un masque de cire.
Napoléon, selon son habitude, fait les cent pas dans la pièce. Ses yeux jettent des éclairs. Il va falloir envoyer à ces factieux une compagnie de grenadiers, comme à Saint-Cloud le soir du 19 Brumaire ! C’est alors que l’on entend s’élever la voix du maréchal Davout, le ministre de la Guerre :
— Le moment d’agir est passé. La résolution des représentants est inconstitutionnelle, mais c’est un fait consommé. Il ne faut pas se flatter, dans les circonstances actuelles, de refaire un 18 Brumaire. Pour moi, je me refuserais d’en être l’instrument !
Tous, oppressés, regardent le maître.
— Je vois, dit-il doucement, que Regnault ne m’avait pas trompé. J’abdiquerai s’il le faut !
L’échéance est-elle vraiment venue ? Toute la journée, Lucien et les ministres, à la tribune des deux Chambres, essayent de la reculer. Les heures s’écoulent en palabres entre l’Élysée, le Palais-Bourbon et le Luxembourg où siège la Chambre des Pairs.
La cour de l’Élysée s’est remplie de cavaliers exténués. Les chevaux sont couverts de sang et de poussière. Tout respire « la honte et la douleur », nous dit un passant...
Lorsque Lavalette entre chez l’Empereur, il voit Napoléon venir à lui « avec un rire épileptique effrayant ».
— Ah ! mon Dieu, dit-il en levant les yeux au ciel.
« Il fit deux ou trois fois le tour de la chambre », puis il reprit son sang-froid.
Le soir, il commença à pleuvoir...
— Il faut en finir aujourd’hui, déclare Fouché le lendemain matin.
Les députés, à nouveau réunis, semblent autant de matamores. Ils ont osé attaquer ouvertement le maître qui n’a donné l’ordre à aucune
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