Napoléon
inébranlable des Russes ont arraché une victoire disputée depuis longtemps. » Alexandre le félicite « d’avoir eu la glorieuse fortune de vaincre celui qui n’avait jamais été vaincu ». Et, sans vouloir être ironique, il ajoute :
« Je vous avoue que mon seul regret a été d’apprendre que vous avez reconnu nécessaire de vous replier. »
Dès l’aube, Napoléon, avec une barbe de deux jours – ce qui jusqu’à ce jour ne lui était jamais arrivé – sa culotte et son gilet blanc encore tout maculés de boue, ses gants de fine peau de daim noircis par la bride des chevaux successivement montés durant cette terrible journée du 8 février – Napoléon parcourt le champ de bataille. Il ne veut pas attendre une minute de plus. Il lui faut se faire voir dans le cirque d’Eylau, peut-être pour démontrer à tous qu’il est bien le vainqueur. Victoire quelque peu indécise, « chanceuse », selon son expression.
— Pour deux armées qui pendant une journée entière, se sont fait d’énormes blessures, explique-t-il, le champ de bataille appartient à celui qui, fort de sa constance, ne veut pas le quitter. Celui-là est incontestablement le plus fort.
Les rapports arrivent de toutes parts. Assurément, l’ennemi est déjà loin. Napoléon reprend, voulant convaincre ceux qui l’entourent :
— Eh ! Ne voyez-vous pas que les Russes ont usé hier jusqu’à leur dernière ressource ? Ils se retirent vaincus. Ils ont commencé leur mouvement rétrograde à l’entrée de la nuit pour être au jour hors de notre atteinte.
Autour de lui l’affreux, le cauchemardesque prolongement de la bataille s’offre au regard : douze mille morts russes, quatorze mille blessés, sont étendus, quatorze mille blessés qui mourront faute de soins. Du côté français vingt mille tués ou blessés. « Je n’ai jamais vu, rapportera Saint-Chamans, autant de morts réunis sur un aussi petit espace de terrain. » Des divisions entières, russes et françaises, ont été exterminées à la place qu’elles occupaient. Sur un quart de lieue, on ne voit que des monceaux de cadavres. Les corps des officiers du 14 e léger et du 44 e de ligne sont tous étendus les uns sur les autres. « Plusieurs, rapporte Dupin, se tenaient à bras-le-corps, ce qui semblait dire : « Il nous faut mourirensemble plutôt que de reculer ! » L’énorme quantité de chevaux tués ajoutait encore à ce tableau d’horreur. On entend l’Empereur murmurer :
— Quel massacre ! Et sans résultat ! Spectacle bien fait pour inspirer aux princes l’amour de la paix et l’horreur de la guerre !
A-t-il dit aussi, en retournant avec le pied un cadavre :
— C’est de la petite espèce.
Certains prétendent l’avoir entendu. Mais peut-on l’affirmer ?
En revenant au quartier général, il dicte le bulletin de victoire reconnaissant l’effroyable hécatombe. Cette franchise étonne certains.
— Un père qui perd ses enfants, explique-t-il en soupirant, ne goûte aucun charme de la victoire. Quand le coeur parle, la gloire même n’a plus d’illusions.
À Joséphine, le 14 février, il écrit : « Mon amie, je suis toujours à Eylau. Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n’est pas la plus belle partie de la guerre ; l’on souffre, et l’âme est oppressée de voir tant de victimes. »
Tous ont faim et il est déchirant de voir les chevaux manger l’écorce des arbres. Les «vainqueurs », les visages noirs de crasse, sont en haillons, les uniformes en lambeaux. « Ceux qui pouvaient marcher, nous rapporte le capitaine Dupin, ne souffraient que de la faim, mais les pauvres blessés !... Leurs camarades leur avaient fait des « manivelles » à l’aide desquelles leurs amis les portaient, tant que cela leur en était possible, d’autres se faisaient traîner, mais nous avions trente lieues à faire ainsi, dans les chemins les plus affreux et que le dégel rendait impraticables ; aussi ces malheureux, ne pouvant sortir des ornières, étaient pilés sous les pieds des chevaux de notre cavalerie ou écrasés par notre artillerie qui les enterrait tout vivants dans la boue. »
Mais lorsque l’Empereur dépasse cette armée en retraite, ces malheureux ont encore la force del’acclamer et de présenter leurs armes, tandis que battent les tambours. Il faut que des renforts arrivent de France ! Que les combattants d’Eylau se refassent, mais en demeurant sur la rive droite de
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