Napoléon
attaquer lorsque, les devançant, les Cosaques chargent, lances baissées. Sur le plateau d’Eylau, l’Empereur voit le 14 e de ligne cerné par, l’ennemi, et il envoie aussitôt Marbot leur commander de décrocher et de rejoindre le corps d’armée. Le colonel du 14 e estime la manoeuvre impossible. Pas un homme n’arrivera vivant dans la plaine ! De plus, une nouvelle colonne russe attaque le malheureux corps et n’est plus qu’à cent pas :
Je ne vois aucun moyen de sauver le régiment, retournez vers l’Empereur, dit-il à Marbot, faites-lui les adieux du 14 e de ligne, qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l’Aigle qu’il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre, il serait trop pénible en mourant de la voir tomber aux mains des ennemis !
« Le commandant, racontera Marbot, me remit alors son Aigle, que les soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière fois des cris de : Vive l’Empereur !... Eux qui allaient mourir pour lui ! C’était le : Caesar, morituri te salutanti de Suétone ; mais ce cri était ici poussé par des héros... »
Après plusieurs heures d’une bataille indécise et affreusement meurtrière, l’Empereur se rend compte que l’ennemi essaye de couper en deux la longue ligne de bataille française. Une colonne de quinze mille grenadiers russes, baïonnettes croisées, sans brûler une amorce, s’avance au pas de charge, vers le cimetière, ne se laissant nullement impressionner par le feu terrible de quarante pièces d’artillerie de la Garde, en position non loin de l’Empereur. Sans cesser de braquer sa lunette sur cette mouvante forêt d’acier, Napoléon ne peut s’empêcher de s’exclamer :
— Quelle audace ! Quelle audace !
— Oui, constate Berthier, mais Votre Majesté ne s’aperçoit pas qu’avec cette audace-là, elle est à cent pas des balles !
L’Empereur se soucie fort peu du danger.
— Murat, s’écrie-t-il, prenez tout ce que vous avez sous la main de cavalerie !
Le grand-duc de Berg et de Clèves part ventre à terre, suivi de soixante-dix escadrons, dont vingt ont été détachés de la Garde impériale. La masse d’infanterie ennemie abandonne son pas de charge et se forme en carré pour soutenir l’avalanche. L’attaque russe est littéralement clouée au sol, couchée à terre « comme un champ de blé qui vient d’être dévasté par un terrible ouragan ». Mais, vers 15 heures, les huit mille Prussiens de Lestocq débouchent sur le champ de bataille et les Russes reprennent le dessus. À 16 heures, c’est au tour de Ney d’apparaître sur le terrain à la tête de six mille baïonnettes. Cette fois, l’ennemi semble vouloir amorcer le repli.
L’Empereur rentre alors dans Eylau où, depuis la veille, on n’a point cessé de se battre. En voyant l’horrible spectacle des morts et des blessés confondus, des larmes coulent de ses yeux. « Personne, racontera le général Billon, n’eût jamais cru possible attendrissement pareil de la part de ce grand homme de guerre, et pourtant je les ai vues, moi, ces larmes. J’étais debout, sur un banc de pierre, adossé au mur, quand il passa près de moi. L’Empereur faisait tous ses efforts pour éviter que son cheval ne foulât aux pieds tant de restes humains. Ne pouvant y parvenir, il abandonna les guides et c’est alors que je le vis pleurer... »
L’Empereur, encore à cheval et revêtu de sa pelisse, voit passer devant lui un régiment réduit à soixante hommes – officiers compris. On l’entend demander d’une voix triste :
— Colonel, est-ce là votre régiment ?
Ce soir-là, il mange des pommes de terre qu’il a fait cuire lui-même dans les braises du feu d’un bivouac de la Vieille Garde. Il s’endort, tout habillé et botté, sur un matelas, à une demi-lieue en arrière d’Eylau. C’est là que Saint-Chamans le découvre, « l’air fatigué, inquiet et abattu ».
— Qu’y a-t-il de nouveau ? demande-t-il d’une voix lasse.
L’officier lui répond en peu de mots que le maréchal Soult l’envoie près de Sa Majesté afin de lui rendre compte de la retraite de l’ennemi. Napoléon est radieux, son visage rayonne de plaisir. Eylau est bien une victoire ! Jusqu’à cet instant il en avait douté...
Bennigsen, en effet, a battu en retraite, mais son repli a été si bien ordonné qu’il pourra annoncer au tsar : « La bravoure et le courage
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