Napoléon
pont. Duroc et Berthier sont là, envoyés au-devant du « prisonnier » et ne lui donnent, eux aussi, que de « l’Altesse Royale », en l’invitant à dîner, au nom de l’Empereur, au château de Marracq. Ferdinand se renfrogne. On le traite en prince et non en roi ! Sa mauvaise humeur augmente lorsqu’il voit la maison assez médiocre qui lui a été réservée. C’est pourtant la plus belle de la ville. Napoléon vient visiter son hôte – un peu par hasard, il est vrai, puisqu’il est en train de passer une revue sur l’esplanade. Première entrevue où l’on échange simplement des banalités. Le principal n’est pas abordé...
Le dîner se déroule sans incident, mais personne n’a encore appelé Ferdinand « sire ». À peine le malheureux prince est-il revenu chez lui, qu’il reçoit la visite de Savary. Cette fois les yeux du prince des Asturies se dessillent : le général est chargé par l’Empereur, d’une effarante mission que tout autre que lui aurait refusée. Mais le duc de Rovigo n’envisage même pas cette éventualité. Il lui était pourtant ordonné d’annoncer à son « prisonnier » que Sa Majesté Impériale reconnaissait Charles IV comme roi d’Espagne, et lui offrait, à lui, Ferdinand, s’il s’inclinait gentiment, la couronne d’Etrurie – un petit État confectionné avec la Toscane italienne. Ferdinand s’étrangle de fureur. Il bondit sur le balcon en hurlant :
— Yo soy traido !
Il est bien trahi, en effet, à la fois par l’Empereur et surtout par celui-là même qui l’a conduit vers Napoléon. Ainsi que l’a écrit avec indignation Cevallos : « Le même homme qui lui avait répondu sur sa tête que tout s’arrangerait au gré de ses voeux, eut l’audace et l’impudence d’être porteur d’une proposition aussi scandaleuse. »
Pendant ce temps, à Madrid, Charles IV et sa femme sont épouvantés à la pensée que leur fils puisse s’entendre avec l’Empereur et nuire au cher Godoy – aussi prennent-ils, eux aussi, la route de Bayonne.
« Je ne sais où je logerai tout ce monde-là », avait écrit Napoléon à Joséphine, mais il n’ignore pas ce qu’il va en faire et ne le dissimule pas au chanoine Escoïquiz, le 19 avril, le jour même de l’arrivée de Ferdinand.
— Chanoine, chanoine, lui annonce-t-il, sans ambages, les intérêts de ma Maison et de mon empire exigent que les Bourbons ne régnent plus en Espagne !
Et comme le malheureux essaye de plaider la cause de son maître, l’Empereur ajoute :
— L’empereur de Russie, à qui j’ai communiqué, à Tilsit, mes projets sur l’Espagne, les approuve et m’a donné sa parole de ne pas s’y opposer. Les autres puissances se garderont bien de remuer. La résistance des Espagnols ne sera jamais bien redoutable... J’en viendrais toujours à bout en sacrifiant deux cent mille hommes, et la conquête de l’Espagne ne me coûtera jamais autant !
— Vous allez vous donner bien des difficultés et bien inutilement, prédit le chanoine.
Mais Napoléon croit que tout se terminera rapidement : « Cette tragédie, si je ne me trompe, écrit-il à Talleyrand le 25 avril, est au cinquième acte ; le dénouement va paraître. »
Cinq jours plus tard, Charles IV et la reine Marie-Louise arrivent à leur tour à Bayonne, flanqués de leur favori Godoy.
— Avec sa peau jaune, raconte l’Empereur à Joséphine, la reine ressemble à une momie. Elle a l’airfaux et méchant et il est impossible de se rien figurer de plus ridicule.
En voyant son fils, le pauvre roi s’est littéralement précipité sur lui :
— N’as-tu pas assez outragé mes cheveux blancs ? Va-t’en. Je ne veux plus te voir !
Puis, se tournant vers Napoléon :
— Votre Majesté ne sait pas, soupire Charles, ce que c’est que d’avoir à se plaindre d’un fils !
Napoléon aurait pu lui répondre que des frères et soeurs lui suffisaient pour avoir l’expérience des ennuis de famille, mais, on s’en doute, le ton n’est pas à la plaisanterie... On devine l’atmosphère peu cordiale qui règne ensuite pendant le dîner. Même l’étonnante attitude du roi d’Espagne ne parvient pas à dérider les assistants : il a fait placer trois carafes d’eau devant lui : de l’eau à la glace, de l’eau chaude et de l’eau à la température de la pièce, et dose savamment et minutieusement ce mélange avant de le trouver à sa convenance. Ce soir-là, en plus de son
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