Napoléon
concevoir. Obligé de me mêler de ses affaires, j’ai été, par la pente irrésistible des événements, conduit à un système qui, en assurant le bonheur de l’Espagne, assure la tranquillité de mes États... J’ai lieu d’être satisfait de toutes les personnes de rang, de fortune ou d’éducation. Les moines, seuls, qui occupent la moitié du territoire, prévoyant dans le nouvel ordre des choses la destruction des abus, agitent le pays. »
De l’agitation ! Des moines seuls !... Des dizaines et des dizaines de milliers d’hommes se révolterontau cri de : Mort aux Infidèles ! Et ce sera la plus affreuse des guerres ! Pour la première fois, les anciens soldats de la Révolution devront se battre, non contre des rois, mais contre un peuple luttant pour sa liberté, traquant l’envahisseur au détour des chemins et le massacrant non seulement avec rage, mais avec la cruauté la plus horrible.
Napoléon s’obstine encore, et envoie outre Pyrénées des renforts qui permettront à Joseph, après la bataille de Medina de Rioseco, d’entrer – le 20 juillet – dans sa capitale. Deux jours plus tard éclatera la nouvelle de la célèbre capitulation du général Dupont à Baylen – dix-sept mille deux cent quarante-deux hommes non aguerris, écrasés de chaleur, assoiffés, surchargés de rapines, sont faits prisonniers par les trente mille soldats de l’armée de Castanos.
La reddition est affreuse : au son de la musique espagnole, les vaincus sortent de leurs bivouacs, – drapeaux claquant au vent, tambours battant, canons roulant à la tête de chaque bataillon, – et défilent en bon ordre, avec les honneurs de la guerre, entre les deux lignes de l’armée espagnole. Chaque soldat vient déposer ses armes, chaque chasseur remettre son cheval. « Je grince encore des dents de rage, racontera le capitaine Tascher. Je dévore des larmes de honte et de fureur. J’entends encore, j’entendrai toute ma vie cette musique odieuse, dont chaque accent me faisait tressaillir ! Je verrai cette joie insultante, ces acclamations meurtrières des paysans faisant signe qu’ils comptaient sous peu nous plonger leurs poignards dans la gorge. » Ce sort sera réservé aux soldats de Joseph. Eux, les vaincus de Baylen, iront mourir sur les pontons de Cadix et dans l’île de la Cabrera, tandis que les officiers généraux pourront rejoindre Toulon avec leurs bagages. « Pesée à la balance de la raison, diront les vainqueurs, notre victoire tient du prodige. » L’événement dont les répercussions seront infinies, précédera de peu la capitulation – le 30 août – de Junot à Cintra, devant l’armée anglaise commandée par un nouveau venu : sir Arthur Wellesley, un jour duc de Wellington...
C’est à Bordeaux que l’Empereur apprend la catastrophe et sa colère est immense.
— Une ignominie ! crie-t-il.
Quelque temps plus tard, voyant, lors d’une revue le général Legendre, chef d’état-major du malheureux vaincu de Baylen, il se jettera littéralement sur lui. « La figure contractée, l’oeil terrible, le geste au dernier degré menaçant, et la voix retentissante, afin que le dernier officier, le dernier soldat présent pussent le voir, l’entendre... », il criera :
— Comment vous montrez-vous encore quand partout votre honte est éclatante, quand votre déshonneur est écrit sur le front de tous les braves ? Oui, on a rougi de vous jusqu’au fond de la Russie, et la France en rougira bien plus, lorsque, par la procédure de la Haute Cour, elle connaîtra votre capitulation. Et où a-t-on vu une troupe capituler sur un champ de bataille ? On capitule dans une place de guerre, quand on a épuisé toutes les ressources, employé tous les moyens de résistance, quand, avec des brèches praticables, on a honoré son malheur par trois assauts soutenus et repoussés, quand il ne reste plus un moyen de tenir, un espoir d’être secouru... Mais, sur un champ de bataille, on se bat, Monsieur, et lorsque au lieu de se battre on capitule, on mérite d’être fusillé. La guerre a ses chances, on peut être vaincu. On peut être fait prisonnier. Demain, je puis l’être. François I er l’a été, il l’a été avec honneur, mais si je le suis jamais, je ne le serai qu’à coups de crosse !
— Nous voulions sauver l’artillerie, essayera d’expliquer Legendre.
— Ce n’est pas l’artillerie que vous vouliez sauver ! s’exclamera l’Empereur, ce
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