Napoléon
complaisants... J’ai lu et relu sa bibliothèque et n’ai rien oublié !
En bon imprésario, il a convoqué les têtes d’affiche de la Comédie-Française et les meilleurs chefs de la cuisine française. Tout le monde se croit sur la scène, même Alexandre qui, au théâtre d’Erfurt, se lève et serre la main de son voisin Napoléon en entendant Talma s’exclamer dans OEdipe :
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.
Il y a encore le mot lancé en a parte par le tsar regagnant son domicile :
— Bonaparte me prend pour un sot, rira bien qui rira le dernier.
Goethe – lui aussi présent à Erfurt – a été convoqué un jour à onze heures du matin – et il faut lui laisser raconter la scène : « L’Empereur déjeune, assis à une grande table ronde. À sa droite, et à quelques pas de la table, Talleyrand se tient debout. À sa gauche, et tout près de lui, Daru, avec lequel il s’entretient sur les contributions à lever. L’Empereur me fait signe d’approcher. Je reste debout devant lui à une distance convenable. Après m’avoir regardé avec attention, il me dit :
— Vous êtes un homme.
« Je m’incline. Il m’interroge :
— Quel âge avez-vous ?
— Soixante ans.
— Vous êtes bien conservé. Vous avez écrit des tragédies ?
« Je réponds ce qui est indispensable.
« Ici Daru prend la parole... Il parle de moi comme les critiques les plus favorables de Berlin auraient pu le faire, du moins je reconnaissais dans ses paroles leurs idées et leur manière de penser. Il ajoute que j’avais traduit des ouvrages français, et notamment le Mahomet de Voltaire. L’Empereur répliqua :
— Ce n’est pas une bonne pièce.
« Et il exposa d’une manière très circonstanciée combien il convenait au vainqueur du monde de faire de lui un portrait si peu favorable.
« Il tourna alors la conversation sur Werther, qu’il devait avoir étudié d’un bout à l’autre. Après différentes remarques, toutes très justes, il indiqua un passage et me dit :
— Pourquoi avez-vous fait cela ? C’est contre nature.
« Et il développa cette opinion avec une grande lucidité en entrant dans beaucoup de détails. Je l’écoutais avec sérénité et lui répondis en souriant d’un air satisfait :
— Je ne sais pas si l’on m’a déjà adressé ce reproche. Je le trouve parfaitement juste, et j’avoue que, dans ce passage, il y a quelque chose de contraire à la vérité.
« Et j’ajoutai ces paroles :
— On devrait peut-être avoir quelque indulgence pour le poète qui se sert d’un artifice habile pour produire certains effets qu’il eût atteint difficilement par un chemin plus simple et plus naturel.
« L’Empereur parut satisfait et revint au drame. Il fit des observations d’une haute portée comme un homme qui avait étudié la scène tragique avec l’attention d’un juge criminel, et qui avait vivement senti que le défaut du théâtre français est de s’éloigner de la nature et de la vérité. En développant ce thème, il désapprouva les drames où la fatalité joue un grand rôle.
— Ces pièces appartiennent à une époque obscure. Au reste, que veulent-ils dire avec leur fatalité ? La politique est la fatalité...
« Je dois faire remarquer ici que j’avais pu admirer, dans le cours de la conversation, la manière variée dont il exprimait son approbation. Rarement il écoutait en restant immobile. Il secouait la tête d’un air pensif, ou il disait « Oui ! » ou « C’est bien ! » ou autre chose...
« Après avoir parlé, il ajoutait ordinairement :
— Qu’en dit monsieur Goet ?... »
À l’instant de prendre congé, l’Empereur détache sa croix de la Légion d’honneur et la place sur la poitrine de monsieur Goet. Puis Napoléon part retrouver le tsar.
Les conversations traînent... s’enlisent même. « Au bout de huit jours, racontera Caulaincourt, chacun sondait encore le terrain, tâchant de découvrir jusqu’où allaient les prétentions de son adversaire sans pouvoir le pénétrer entièrement... »
On s’observe.
Les affaires d’Espagne se trouvent toujours en tiers entre les deux interlocuteurs et Napoléon s’en explique un jour avec Caulaincourt :
— Sans doute, il y a eu là un concours de circonstances fâcheuses, même désagréables, mais qu’importe aux Russes ? Ils n’ont pas été si délicats sur les moyens de partage et de soumission de la
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