Nice
les
cendres. Vincente prit dans sa musette les poissons, les montra à Carlo. Il les
transperça d’une tige de fer trouvée sur le chantier et tous deux assis près du
feu, tenant chacun un bout de tige, changeant de main pour ne pas se brûler,
les firent griller. Vincente donna l’un des poissons à Carlo, prit l’autre. Le
troisième était pour Luigi. Et il le remit dans sa musette.
— Et ce travail ? demanda Carlo.
— Je vais le prendre, dit Vincente. On sera bien. C’est
une chance, comme ça en arrivant, la chance…
— Tu te souviens ? dit Carlo.
Il n’avait pas besoin de raconter. Vincente se souvenait de
la mère, les derniers jours, quand elle sentait, assise près du fourneau, toute
ramassée sur elle-même, que la vie cessait lentement de brûler. Elle tendait
les mains vers le foyer et elle demandait toujours qu’on enlève le couvercle de
fonte, pour voir le feu. Puis ses doigts réchauffés, elle recommençait à
dévider son chapelet, inlassablement. Les dernières nuits, les fils l’entendaient
qui priait, le bruit des petites boules de buis comme un autre murmure. Carlo
et Vincente se levaient, se penchaient sur son lit. « Dors mama. »
Elle secouait la tête, ébauchait un sourire. « Je ne veux pas, je ne veux
pas, je veux rester avec vous, je vais dormir bientôt, longtemps. » Carlo
la soulevait en passant son bras sous son dos. Elle avait tant maigri, si
légère à porter jusqu’à sa chaise devant le fourneau. Là elle recommençait à
prier. « Pour vous, pour que la chance soit avec vous. Je veux que la
chance soit avec vous, mes fils. »
— Je me souviens, dit Vincente.
Les hommes se levaient. Un coup de sifflet, long, venait de
marquer la fin de la pause. Carlo prit son frère par l’épaule. Il était plus
grand que Vincente, le dépassant de la tête. « Il tire de mon côté »,
disait le père. « Toi, ajoutait-il vers Vincente, c’est ta mère, vous êtes
des doux, des mous. »
— La chance, dit Carlo. Placez-vous là, en attendant.
— Et toi ?
Vincente ne se souvenait pas que son frère l’eût ainsi serré
contre lui. Cette main qui empoignait son épaule était de la même chair.
— Moi ? dit Carlo.
Il s’écarta de Vincente, fit craquer ses phalanges, couvrit
son sexe de la paume de sa main droite.
— J’ai déjà fait mon trou.
4
En hiver le docteur et Madame Merani ne montaient pas à leur
campagne de Gairaut. Cauvin le fermier, un homme d’une cinquantaine d’années,
silencieux comme le sont souvent les paysans de la région de Tende dont il
était originaire, descendait une fois par semaine rue Saint-François-de-Paule.
Le jeudi matin Madame Merani le guettait, venant dans la cuisine, interrogeant
Lisa : « Mais qu’est-ce qu’il fait, il se moque de nous. »
Cauvin arrivait enfin, poussant son charreton chargé de
paniers d’osier. De la fenêtre Vincente le voyait qui s’essuyait le front avec
sa blouse, puis qui posait côte à côte dans la cour les paniers de mandarines,
de tomates et parfois de dame-jeanne remplie d’huile d’olive. Il portait les
paniers dans la cuisine où l’attendait Madame Merani qui le saluait à peine :
« Tu viens, toujours plus tard, disait-elle, montre un peu. » Elle
prenait un fruit, une tomate : « C’est à peine mûr, je vais en parler
au docteur, parce que ça ne peut plus continuer, si on n’est pas toujours sur
votre dos pour vous surveiller, tout va à l’abandon, tout. » Elle essayait
de déboucher la dame-jeanne, finalement Cauvin le faisait et Madame Merani
plongeait son index dans la bonbonne, sentait, goûtait l’huile, secouait la
tête : « Combien tu as fait d’huile, cette année ? » Cauvin
commençait une phrase dont Vincente quand il était présent ne comprenait jamais
le sens, la pluie se mêlait aux maladies des oliviers, à la dispute qui l’avait
opposé à ceux du moulin de Gairaut. Madame Merani au bout de quelques secondes
ne l’écoutait plus, l’interrompait : « Tu as toujours raison,
tais-toi. » Elle appelait Thérèse, la femme du cocher, elle montrait les
légumes : « Tu feras des aubergines pour midi, et des œufs frais. »
Puis elle s’éloignait en marmonnant dans le long couloir.
Cauvin s’asseyait, buvait un verre de vin, échangeait
quelques mots en piémontais avec Vincente. De l’une des nombreuses poches de sa
blouse, il sortait deux œufs, il clignait de l’œil : « Ils sont de ce
matin,
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