Nice
d’oliviers, ces fermes dispersées, d’une grande
maison, ici, proche et loin de la mer, où ils se seraient tous retrouvés,
Carlo, Luigi, lui et ceux qui allaient naitre d’eux. Ils auraient travaillé,
partageant les jours sans pain et le pain frais, quand il sort du four, la
croûte craquante et la mie chaude. Mais peut-être était-il le seul à vouloir
cela.
Carlo vivait chez une fille, près du port. Il avait maigri.
Quand Vincente le rencontrait le dimanche, au début de l’après-midi, sur la
place Garibaldi, il lui semblait que Carlo avait froid. Se frottant les mains,
cherchant le soleil, et il se souvenait de ce que sa mère disait toujours, le
soir, quand la neige étouffait les bruits : « Mangez, la faim donne
froid. »
« Et Luigi ? demandait Carlo. Et toi, tu t’habitues ? »
Il parlait peu de lui, disant seulement que le travail manquait, mais que ça
allait revenir « après le Carnaval ». Vincente, un dimanche, lui
avait montré quelques francs. Le pourboire que les invités du docteur Merani
lui avaient donné, le lendemain du réveillon de Noël, quand il les avait
accompagnés chez eux, à l’aube, sous la pluie. « Je ne sais pas ce que je
peux en faire, disait Vincente, logé, nourri, comme à l’étable. »
Carlo avait hésité, mordillant sa moustache : « Garde,
on ne sait jamais. » Voilà longtemps – presque un mois – que
Vincente ne l’avait pas vu. Il ne venait pas au rendez-vous, place Garibaldi,
et Vincente ignorait son adresse. Alors, il se promenait une heure ou deux, du
côté du port, puis il rentrait rue Saint-François-de-Paule.
Luigi était dans la cour, à sa place habituelle, près du
puits, assis sur les pavés, au soleil, jouant aux osselets. C’est là qu’il se
tenait dès le matin attendant qu’on l’appelle. Le docteur Merani se servait de
lui, cinq ou six fois par jour, l’envoyant à Riquier, le nouveau quartier de
l’est, ou à l’ouest vers le Vallon obscur. Souvent aussi, Luigi courait dans
les rues tortueuses de la vieille ville, passant de café en café, déposant dans
chacun une enveloppe du docteur. À l’Éclaireur ou au Petit Niçois, il devait voir un journaliste, prendre un pli à rapporter d’urgence. Le soir,
dans leur chambre au-dessus de l’écurie, Luigi étalait sur la couverture les
quelques sous qu’il avait gagnés en pourboire, le prix d’une course de tramway
ou en fiacre, qu’il avait économisé, faisant le trajet en courant, ou sautant
sur une charrette, ou lâchant avant que le receveur ne le contrôle, le
marchepied du tramway. De parcourir ainsi la ville lui donnait de l’assurance.
Il parlait déjà le français parfaitement, il savait le niçois et dans les bars
de la vieille ville, les habitués l’appelaient « Loulou ». Cependant
que Vincente déchiffrait un vieux numéro de l’Éclaireur, Luigi racontait :
« Le Docteur veut les voix de la vieille ville, s’il les a, il est élu.
Moi, je le sais, je les entends. » Tout en parlant, il comptait et
recomptait les pièces, les poussait vers Vincente : « Prends-les »,
disait-il, mais il en retirait deux ou trois, « celles-là, je les garde ».
Puis il les poussait à nouveau vers Vincente : « Prends-les aussi,
prends-les. » Vincente plaçait les pièces dans une boîte de fer : « Elles
sont à toi, disait-il, tu le sais. » Luigi faisait oui de la tête, mais
Vincente saisissait sur le visage de son frère une expression qu’il n’aimait
pas, les lèvres boudeuses, l’inférieure se gonflant, masquant la bouche.
C’était une grimace nouvelle, que Luigi prenait aussi quand il tendait son
assiette à Thérèse. La vieille cuisinière demandait : « Tu en veux
encore ? » Luigi, la bouche pleine, secouait la tête, avançait le
plat, sa lèvre gonflée, puis il mangeait, penché en avant, le dos voûté.
Vincente avait eu d’abord envie de rire, de dire : « Mange, c’est
bon, mange frère, prends, nourris-toi, tu ne sais pas si demain tu mangeras. »
Mais peu à peu, à chaque repas, il sentait davantage monter en lui une colère.
Parfois il se disait que Luigi osait ce que lui hésitait à faire, tendre son
assiette, reprendre du ragoût de pommes de terre aux tomates et au lard. Et
pourtant, il aurait pu manger encore et la salive lui venait à la bouche,
devant cette couenne de lard, ces pommes de terre rouges de sauce que Thérèse
posait dans l’assiette de Luigi. Mais sa colère venait de plus
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