Nice
même
l’intention de faire un voyage, assez long.
Le projet, maintenant, bondissait en pleine lumière. Voir
Luigi, Vincente, et tous les trois, comme il y a cinquante ans, faire la route
de Mondovi.
En descendant du cimetière par la rampe qui, entre les pins,
débouchait près de la place Garibaldi, Carlo prenait sa décision, il irait avec
Vincente et Luigi. Ce serait comme un faisceau qu’on noue, l’un de ces paniers
de pêcheurs renflés au centre, les tiges d’osier écartées qui se rejoignent à
chaque bout. Il prit la rue de la République, gara sa voiture et commença de
chercher, entrant chez un coiffeur. « Revelli ? C’est là, après la
rue Barla, qu’ils sont. Qui vous voulez ? Le vieux ou les enfants ? Y
a plus que la fille, Louise. Lucien, c’est chez Millo qu’il est. L’épicier, en
face de chez eux. »
En quelques secondes, les pierres d’une vie tombaient là
comme d’un sac renversé. Carlo hésitait. « Le vieux, Vincente, ajoutait le
coiffeur, il est sûrement là, il donne un coup de main à l’épicerie. Il
travaille plus. »
Carlo allumait un cigare, avançait lentement, apercevant
déjà l’étalage, les cageots. Un homme jeune remplissait de pommes de terre un
plateau de balance. Carlo s’arrêtait, regardait à l’intérieur de la boutique,
découvrait les sacs de haricots secs, de lentilles, de riz et de farine de maïs
posés devant le comptoir, les saucissons pendus et le fromage, bloc fendu à
l’enveloppe noire, au grain couleur sable.
— Lucien Revelli ?
Brun, râblé, le jeune homme s’essuyait les mains avec le
tablier de toile bleue.
— Revelli-Millo.
— Tu es le fils de Louise ?
L’autre regardait le cigare de Carlo, souriait. Quelque
chose, peut-être l’expression naïve, faisait penser à Lisa.
— Mon grand-père, il me parlait de vous, vous êtes son
frère ? Revelli, l’entrepreneur.
— Lisa, dit Carlo, ta grand-mère, tu l’as connue ?
— J’avais quatre ans, dit Lucien. Elle est morte. La
grippe, l’espagnole.
— Je sais, je sais, dit Carlo.
Lucien montrait du doigt la maison, de l’autre côté de la
rue.
— Il est dans la cour, dit-il. Il doit casser du bois.
Carlo traversait, passait sous le porche. Il entendait.
Bruit sec de la hache qui entre dans la bûche, qui la saigne, s’y agrippe.
Bruit sourd de la bûche, ferrée, qu’on frappe sur le sol pour qu’elle se fende.
Carlo écoutait le déchirement du bois, puis la chute des deux flancs écartelés,
tombant de part et d’autre de l’acier. Il s’avança.
Vincente, les deux bras ballants le long du corps et la
hache au manche court au bout de la main droite, à peine retenue, semblait-il,
regardait les bûches fendues, chair ouverte, et le tas de rondins. Il leva les
yeux, vit Carlo dans l’entrée de la cour, silhouette haute et noire. La tête,
les cheveux blancs que le vent, au cimetière du château, avait ébouriffés, le
visage au centre de l’arc plein cintre du porche.
Le temps, secondes, minutes, pour que disparaisse ce flou.
On regarde de si loin qu’il faut accommoder. C’est long quand on est vieux, que
l’autre est absent depuis longtemps, à l’autre bout de la vie.
— Oh, Carlo, dit Vincente.
L’intonation était celle d’avant, le r roulé et le l mouillé à l’italienne.
Vincente leva la hache, montra le bois.
— Sempre.
Toujours. L’outil et le pain des premiers jours. Carlo
s’approcha. Il tendit la main, effleurant celle de son frère.
— Fais voir, dit-il.
Vincente lui donna la hache. Carlo, avec l’ongle du pouce,
en éprouva le tranchant. Puis il prit un rondin, qu’il plaça debout et d’un
seul coup, franc, il enfonça la lame, l’arrêtant à quelques centimètres du sol.
Par leur propre poids, alors qu’il retirait la hache, les deux parties de la
bûche s’écartèrent et tombèrent. Carlo posa l’outil sur les rondins, frotta ses
mains sèches.
— Alloura, va ? demanda-t-il.
Il était bien Carlo l’aîné, le grand.
— Va, dit Vincente.
— Les enfants ?
— Va, va ben. Dante, il en a un deuxième, une fille,
blonde, elle ressemble à la pauvre maman.
Il se tut. Ils n’étaient plus que trois à connaître le
visage de leur mère, à se souvenir de la cuisine, à Mondovi, où tant de fois
ils l’avaient vue pleurer pour rien, semblait-il, parce que sa vie…
— Ils l’ont appelée Christiane, reprit Vincente. Dante,
c’était toi qui avais voulu l’appeler
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