Nice
l’impression que je dois, que
j’ai besoin de me vider dans toi, pour te remplir, que tu es ouverte, que tu
m’aspires.
Il s’écarta.
— C’est dans le corps. Alors, j’imagine, toi, ce que tu
dois ressentir.
Il prenait Violette par la main, ils grimpaient sur les
remparts, chemin qu’ils empruntaient, le matin, en hiver, quand une mer brumeuse
bat le promontoire rocheux du village et qu’on la voit se lever, s’effilochant
crique après rade.
Ils marchaient maintenant au-dessus de la nuit, parce que la
lumière diffuse se réfléchissait sur les façades, éclairant le sommet des
remparts, et Violette suivit Sam qui parlait. Elle imaginait son visage –
les rides qui se dessinaient, creusant le front, les joues – à la manière
dont il pinçait les mots, brisait la phrase comme pour se donner l’audace
d’aller au delà.
— Pourquoi, mais pourquoi céder à ce besoin ?
continuait-il. Toi, toi encore, une femme, son corps… Mais moi ? Égoïsme ?
Comment veux-tu en ce moment oser ? Prendre ce risque ?
Il recommençait à parler de l’Allemagne.
Un exilé, l’écrivain Arthur Becker, venait de passer par
Saint-Paul en route pour l’Espagne. Il avait vécu chez Sam quelques jours,
racontant les persécutions, les humiliations et les coups dans les camps que la
Gestapo créait.
— J’ai eu de la chance, disait Becker. Mais depuis que
je suis en France je n’ai plus d’espoir. Ils sont les plus forts, Sam. Ils
viendront ici. Si tu peux, pars.
Il regardait Violette.
— Partez, répétait-il. Allez en Amérique. Ils mettront
du temps pour traverser. Parce que, ici, même s’ils ne viennent pas, la persécution,
elle, viendra.
Blum l’apatride, Blum le juif allemand, Blum youpin-Talmud. Depuis qu’elle vivait avec Sam, Violette découvrait cette gangrène. Sur les
plateaux de la Victorine, un acteur se penchait vers elle :
— L’assistant, t’as vu ? Encore un youpin. Quand
le producteur est youpin, tu peux être sûre…
— Tu es con, disait Violette.
Mais, où qu’elle se tournât, le vent soufflait, rageur,
comme avant la tornade.
Voix saccadées du speaker des Actualités : Le 16
mars 1937, à Clichy, de graves incidents ont opposé des manifestants à la
police. On devait relever plusieurs blessés graves et cinq morts. Le président
du Conseil nous déclare…
Visage de Blum qu’écrasent des cris dans la salle de cinéma. Youpin, Boche. Applaudissements. Injures. Puis les images de l’Espagne,
et pour Violette les yeux de Philippe Roux et de Rafaele Sori, qui la fixent,
envahissent l’écran. Ceux d’Arthur Becker, las.
— Je pars, disait Becker, mais je crois pas qu’on
réussira. Il faudra d’abord toucher le fond, une sorte d’apocalypse, après,
après seulement on remontera. Et je suis fatigué, Sam.
Il gardait la main de Violette.
— Vous, allez-vous-en, décidez Sam. C’est loin, c’est
grand l’Amérique. On est bien là-bas, à New York surtout.
Becker les embrassait. Peut-être était-il près de Rafaele
Sori avec ces combattants des Brigades internationales qu’on voyait étendus
entre les arbres déchiquetés de Guadalajara.
Les spectateurs, pendant que passaient les images de
l’Espagne, se taisaient. Avions sur Barcelone, pompiers qui se penchaient sur
les ruines d’une école. Le plâtre avait blanchi les corps des fillettes enfouies
sous les gravats. Quelqu’un, pourtant, lançait dans la salle : Voilà le
fascisme ! Voix solitaire à laquelle répondait, violente, une autre
voix : Ta gueule. Puis le silence.
— La guerre fait peur, disait Sam à l’entracte. Ils
voudraient ne pas voir.
Quand le film commençait, c’était comme un soupir d’aise,
Gary Cooper, Jean Gabin ou Sacha Guitry qui faisait des mots. Sam se levait. « Merde,
c’est trop con », disait-il.
Ils rentraient tôt à Saint-Paul, s’arrêtaient chez les
Revelli. L’atelier d’Alexandre était éclairé. Violette frappait aux vitres.
— On s’invite ?
Yves dormait dans la chambre près du salon.
— Je peux le voir ? demandait Violette.
Nathalie la guidait.
— Il a été nerveux toute la journée, disait-elle. Tu
restes là ?
Violette s’asseyait sur le parquet. Elle les entendait.
Alexandre qui, tout à coup, interrompait Sam :
— Vous critiquez, vous critiquez, disait-il. Blum, que
voulez-vous qu’il fasse d’autre ? On aide l’Espagne comme on peut, mais de
là à se lancer dans la guerre. Vous la
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