Nice
que j’attends, toute la nuit.
Cette voix me blesse, je la hais. C’est elle que j’entendais
dans la chambre de l ’Hôtel des Anges, elle.
— Tu es allé avec une de ces femmes, une grue.
Je la gifle et le silence à nouveau cependant que je sors,
qu'elle reste debout et que déjà le remords, la peur d’une malédiction qui va
peser sur moi et j’ai envie de me retourner, d’obtenir son pardon.
Pourtant je pars, je roule, je voudrais voir Bernard mais c’est
l’aube encore, la mer et le ciel coulés ensemble dans le même bleu d’aquarelle.
Je m’y jette, je nage quelques brasses alors que rentrent les pêcheurs de la
Californie, leurs barques ridant à peine la surface.
C’est dimanche, le vide de la nuit qui se prolonge, le pont
du Var jeté pour moi sur la rivière sèche, les baous, teintes fortes dont le
soleil cisèle les crêtes. Je monte, traversant les planches d’oliviers, vers
cette falaise où s’agrippent des villages. Ombre des tournants pincés dans le
creux d’une gorge, chaleur dans la descente vers Saint-Paul, si proche, que je
voudrais couper la route, filer droit sur lui, par-dessus les ravins où parfois
la guerre a laissé l’arche haute d’un viaduc brisé.
Je ne sais pas rester seul. J’entre dans le jardin de Sam
Lasky. Il est torse nu, arrosant la pelouse, Vincent retournant la terre au
pied des arbres. Sam me prend aux épaules, me guide vers l’atelier. Violette
fume, les coudes appuyés sur une table d’osier. Elle a repoussé les tasses, la
cafetière, elle me regarde avancer sans sembler me reconnaître.
— Tiens, dit Sam (Violette sursaute) à sa tête, j’imagine
que Roland a fait une connerie. (Sam pèse de tout son poids sur mes épaules
pour me forcer à m’asseoir.) Violette va te faire déjeuner, après tu nous
raconteras.
L’atelier est occupé par une structure de bois et de métal,
des poutres se croisent et s’encastrent avec des cornières peintes de couleurs
vives. Sur le mur du fond de l’atelier une toile, noire et bleue, teintes de
nuit, des formes rondes, et les jambes d’une femme, ouvertes, une large coupure
médiane. Et elle tient dans les bras l’enfant qui vient de naître.
— Ça te choque ? m’interroge Sam. Déesse-mère, si
tu ne la regardes pas en face, elle te dévore, Non ? Comment ça va avec ta
mère, bien ?
Les yeux de Sam comme si l’iris noir se rétrécissait jusqu’à
n’être qu’un point dans le globe blanc qui me contraignait à détourner la tête.
— Quelque chose avec ta mère ? demande Violette.
Elle a noué les coins du chemisier rouge au-dessus du
nombril, et je n’ose pas deviner sa poitrine brune. Elle oblige Sam à
s’éloigner, elle s’assied près de moi. Je ne vois que le tableau du fond de
l’atelier, ces jambes qui divisent la toile, cette femme couchée qui ressemble
à une araignée qui s’avance et menace.
— Ne me raconte rien, dit Violette. (Elle pousse vers
moi le paquet de cigarettes.) Difficile de voir ses parents tels qu’ils sont,
un homme et une femme, c’est tout. Je voudrais que Vincent comprenne. Je lui ai
dit qu’il n’est pas le fils de Sam. Rien n’a changé pour lui. Mais est-ce qu’on
sait ? Je veux qu’il s’appelle Revelli d’abord. Vincent Revelli, le nom de
mon père.
Je l’écoute et qu’elle me parle ainsi, comme une femme qui
se confie, me rassure.
— Mon père, reprend-elle, je crois que j’étais la seule
à le connaître. Les autres, Antoine, ton père, et même Louise. (Violette hausse
les épaules…) On a peur, Roland, de découvrir que ses parents sont simplement
des gens comme n’importe qui, qu’ils vont mourir, qu’ils ont raté leur vie,
qu’eux aussi ils ont rêvé, voulu, et puis, ils sont là, et on les imagine comme
deux statues, du bois, du métal. (Elle montre la structure de Sam où la lumière
se brise en cônes d’ombres en reflets aigus.) Mais ce n’est pas ça, on ne les
aime pas vraiment, on se rassure. (Elle s’interrompt, allume une autre cigarette.)
Je fume trop, moi aussi je suis inquiète.
Elle se lève, va jusqu’aux baies vitrées qui sont ouvertes,
et j’entends la voix de Vincent, joyeuse :
— Sam m’arrose, crie-t-il, il ne me laisse pas
travailler.
Elle s’assied à nouveau.
— Je me demande, reprend-elle, Denise, ta mère
s’appelle Denise. Tu le sais, mais est-ce que tu y penses ? Je veux que
Vincent m’appelle Violette. J’ai peut-être tort mais j’essaie
Weitere Kostenlose Bücher