No Angel
Jésus hait les gonzesses – et je me demandais bien pourquoi je faisais ça. Tandis que le taxi traversait la ville, je me dis que je ne pouvais pas me dégonfler. Je me souvins du jour où j’avais sauté à l’élastique, de la terreur que j’avais éprouvée à l’idée de me jeter d’un pont en confiant ma vie à une fichue bande de caoutchouc. Tous les nerfs de mon corps me disaient de ne pas sauter tandis que mon esprit hurlait : « Faut que tu deviennes vraiment un homme, mec, vas-y ! » Je me jetai dans le vide. Ce fut presque trop, mais ce fut aussi très exaltant et à la hauteur de la peur. Au fond, c’est bien ce qui importait : la prise de risque était-elle à la hauteur de la peur ? Aurais-je pu vivre avec moi-même si j’avais renoncé ? Non. Je ne me serais pas respecté. Et comment pouvais-je espérer que ma famille, mes équipiers et même les gens sur qui j’enquêtais me respectent si au fond de moi je ne me respectais pas ?
On s’arrêta. Je payai la course, descendis de la voiture et allumai une cigarette. Je traversai la rue.
Le bloc où les Hells Angels sont installés est probablement le plus sûr de New York. Ils sont propriétaires de l’immeuble, qui est peint en noir. Des bidons et des motos barraient l’accès à la partie de trottoir située devant. De nombreuses caméras étaient braquées sur la porte et la rue. Le trottoir était si reluisant que c’était comme si on l’avait ciré. Je frappai. Un petit judas s’ouvrit. Deux yeux noirs. Une voix demanda :
— Qui es-tu ?
— Je m’appelle Bird, Branden m’attend.
La porte s’ouvrit. Un colosse, une vraie armoire à glace, barrait l’entrée. Il dit qu’il s’appelait Lumpy {28} . Je tins ma langue de petit malin, lui serrai la main, entrai et eus droit à la visite guidée.
C’était un musée. Objets et souvenirs couvrant toute l’histoire des HA. Photos, plaques, drapeaux, blousons et badges encadrés, armes à feu, haches de guerre, poignards, articles de journaux et même motos retirées du service actif. C’était le paradis des Hells Angels. Je planais.
J’étais victime du sort que je m’étais jeté.
Je ne restai pas longtemps. Je voulais seulement présenter mes respects. J’achetai des T-shirts afin de les montrer aux gars, dans l’Ouest. Je fis la connaissance de quelques types, dont un qui compte au nombre des mecs les plus terrifiants que j’aie rencontrés. Il ne faisait qu’un mètre soixante-quinze mais pesait cent vingt kilos sans un gramme de graisse. Il était originaire de l’Illinois et s’appelait Mel Chancey. Le plus terrifiant, chez lui, n’était pas sa taille, c’était son sourire et son rire détendus. Ils semblaient sympathiques mais dessous, on croyait deviner quelque chose comme : « Enchanté de faire ta connaissance, mec, j’ai envie de te fracasser la tête contre le bord du trottoir. Tu viens dehors ? » Je gardai mes distances. Branden me demanda si j’avais envie d’aller manger une saucisse sur la Première Avenue, dit qu’elles étaient très bonnes, dans le style italien, avec du poivron et de l’oignon sur du pain de mie. Je refusai. Je partis moins de vingt minutes après être arrivé.
Je décidai d’aller à Ground Zero. J’avais de bonnes raisons d’avoir envie de bien faire. Quelque chose en moi éprouvait le besoin de faire reculer l’impulsivité et la témérité de Bird. J’y arrivai aux environs de vingt-deux heures.
Les rues étaient tranquilles. Il y avait la fosse, toujours en désordre, dans la forte lumière des projecteurs. Un haut grillage, dans les mailles duquel étaient glissés des morceaux de papier, des photos et des affiches, entourait la zone. Un petit groupe de gens serrés les uns contre les autres se tenait au carrefour de Church et Vesey. C’étaient apparemment des mennonites : hommes barbus, femme en bonnet et robe évoquant les tabliers du XIX e siècle. La veille au soir, deux colonnes de lumière bleue avaient jailli d’une imposante batterie de projecteurs braquée vers le ciel pour rendre hommage aux âmes perdues ce jour-là et aux fantômes des immeubles disparus. Tout invitait au respect. J’oubliai qui j’étais et qui je feignais d’être, qui étaient les Angels et qui ils feignaient d’être. J’étais dans la ville la plus grande et la plus animée du pays, et elle était presque complètement silencieuse. Je fixai le drapeau américain qui flottait au vent. Pendant
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