Noir Tango
relations.
— Il y a longtemps que vous connaissez
monsieur Ortiz ?
— Oui, nous étions en affaire avant la
guerre.
— Et lui, ce n’est pas un nazi ?
Il la regarda attentivement avant de
répondre.
— Vous voyez des nazis partout, c’est
une obsession. Venez, allons nous changer les idées, je vous emmène dans une
boîte de tango.
— Mais il est trop tard !
— Pas en Argentine et pas pour le tango.
Allez, venez c’est à deux pas, entre Corrientes et Sarmiento.
Malgré l’heure tardive, il y avait encore
beaucoup de monde à Florida, des hommes surtout. Il faisait très chaud. Ils s’arrêtèrent
devant une enseigne clignotante : « Marabá Maipú. » Des tables
nappées de rouge entouraient la piste de danse, l’orchestre jouait une rumba. Des
rideaux de perles multicolores bougeaient tout autour de la salle. Le jeu des
lumières faisait naître un scintillement de mille couleurs. Ils venaient à
peine de s’asseoir quand un maître d’hôtel apporta un seau argenté contenant
une bouteille de champagne qu’il déboucha immédiatement.
— Mais… nous n’avons rien demandé ?
— On a deviné ce que vous aimiez.
Léa but. Un couple de danseurs de tango
entra, elle en courte robe de satin noir fendue, de longues jambes émouvantes
sous les bas à résilles, lui en costume clair, coiffé d’un chapeau qui lui
donnait un faux air de Carlos Gardel. L’air grave, l’homme guidait sa souple
compagne au regard noyé, sensuelle avec dédain. La musique, triste, profonde, nostalgique,
bouleversait Léa. « Cette pensée triste qui se danse » la rendait à
chaque fois mélancolique. Elle aimait la mélancolie, la tristesse issues de
cette musique, miroir de la difficulté de vivre d’un romantisme morbide. L’espace
d’un instant, elle se vit dansant entre les bras de François. Que faisait-elle
ici ?… La musique s’arrêta, le public applaudit et manifesta bruyamment sa
satisfaction.
— Je voudrais rentrer, je suis fatiguée.
— Pas avant que vous ne m’ayez accordé
une danse.
Lasse, un peu ivre, Léa se laissa guider, lointaine.
Son corps suivait le rythme, docile, indifférente au désir de son partenaire qu’elle
sentait contre son ventre.
— J’ai envie de vous, murmura-t-il à
son oreille.
Elle eut un rire de gorge qui le trompa et
frissonna quand ses lèvres se posèrent sur son cou.
— Léa, voulez-vous ?
— Quoi ? dit-elle d’une voix
alanguie.
— Faire l’amour.
— Non.
Ce fut un « non » dur et cinglant.
Avec violence, il la serra contre lui.
— Pourquoi ?
— Je n’en ai pas envie.
— Je suis convaincu du contraire.
— Libre à vous. Raccompagnez-moi, je
veux rentrer.
— Sale petite putain, est-ce que tu
crois que tu peux te moquer de moi impunément ?
Léa se dégagea et regagna la table. D’un
trait, elle vida son verre. En le reposant, son regard rencontra celui d’un
homme accoudé au bar ; elle avait déjà croisé ce regard… dans la vitrine… Jones…
Elle était en danger. Elle se leva, fit quelques pas en titubant. L’homme
quitta le bar et vint dans sa direction. Léa s’arrêta et chercha des yeux Rik
Vanderveen ; il avait disparu ; un sentiment de panique l’envahit.
Dehors, il faisait
un peu moins chaud, les promeneurs étaient moins nombreux. Pas de taxi en vue. « Ne
sors pas seule », c’était bien ce que François avait dit ?… Dans
Florida, elle marcha d’un pas qu’elle croyait décidé. Les garçons se
retournaient sur cette linda chica [78] seule qui n’avait pas l’air bien assurée sur ses jambes.
— ¿ Adonde va ? [79]
— ¿ Podemos ayudarla ? [80]
— ¿ Puedo acompanarla ? [81]
Cette rue Florida n’en finissait pas. Elle
se retourna, crut apercevoir l’homme du bar et se mit à courir. À Viamonte, une
main saisit son bras. Elle cria. La pointe d’un couteau sur sa gorge éteignit
son cri. Une voiture s’arrêta à leur hauteur. Sans la lâcher, l’agresseur
ouvrit la portière et la poussa à l’intérieur de la grosse limousine ; une
odeur de cuir, de tabac puis, plus rien.
Surout, ne pas
ouvrir les yeux, laisser la migraine se calmer ; il fallait penser à ne
plus boire autant de champagne : vivement un bon bain pour nettoyer cette
sensation de saleté et d’écœurement. Avec précaution, Léa souleva les paupières,
les referma. Il lui sembla entendre un gémissement… c’était encore ce cauchemar !…
Il
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