Nord et sud
Mr Thornton s’était conduit comme un imbécile le matin, ainsi qu’il se le
répéta au moins vingt fois, il ne fit pas preuve de beaucoup plus de sagesse l’après-midi.
Tout ce qu’il gagna à sa course de six pence en omnibus, ce fut la conviction encore
plus vive que jamais il n’y avait eu et que jamais il n’y aurait de jeune fille
telle que Margaret ; qu’elle ne l’aimait ni ne l’aimerait jamais ; mais
que ni elle – non ! – ni le monde entier ne l’empêcherait jamais, lui, de l’aimer.
Là-dessus, il retourna sur la petite place du marché et remonta dans l’omnibus pour
rentrer à Milton.
L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’il descendit près de son
entrepôt. Les lieux habituels entraînent des préoccupations et des enchaînements
d’idées habituels. Il savait qu’il avait beaucoup de travail, plus encore qu’à l’accoutumée
à cause de l’agitation de la veille. Il devait voir ses confrères magistrats ;
il devait achever de prendre les mesures entamées le matin même en vue d’assurer
le confort et la sécurité de sa main-d’œuvre irlandaise fraîchement importée ;
il devait faire en sorte d’éviter aux nouveaux venus tout contact avec les ouvriers
en colère de Milton. Enfin, il devait rentrer chez lui et affronter sa mère.
Mrs Thornton s’était tenue toute la journée dans la salle
à manger, s’attendant à chaque instant à recevoir la nouvelle que Miss Hale
avait accepté la demande de son fils. Elle s’était maintes et maintes fois armée
de courage en entendant un bruit soudain dans la maison ; avait repris l’ouvrage
à demi-abandonné et s’était remise à tirer diligemment l’aiguille, la main tremblante
et les lunettes embuées ! Et maintes fois aussi, la porte s’était ouverte sur
une personne quelconque, qui venait faire une commission sans intérêt. Alors son
visage rigide perdait sa mine glaciale et figée et ses traits en se relâchant prenaient
une expression lasse et découragée bien différente de leur habituelle sévérité.
Elle s’arracha à la pensée de tous les changements pénibles qu’entraînerait pour
elle le mariage de son fils et ne s’autorisa que les considérations domestiques
les plus banales.
Le couple de jeunes mariés aurait besoin de provisions de linge
de maison ; alors Mrs Thornton se fit apporter de pleins paniers de nappes
et de serviettes et commença à en faire l’inventaire. Le linge qui lui appartenait
et portait les initiales G.H.T. (pour George et Hannah Thornton) et celui qui appartenait
à son fils – du linge acheté avec ses deniers à lui et marqué à ses initiales, avaient
été quelque peu mélangés. Certaines des nappes marquées G.H.T. étaient en lin damassé
hollandais très fin, de la meilleure qualité ; on n’en trouvait plus de semblables
aujourd’hui.
Mrs Thornton resta longtemps à les regarder : elle
en avait été si fière lorsqu’elle s’était mariée. Puis elle fronça les sourcils,
pinça étroitement les lèvres et décousit avec soin le G et le H. Elle alla même
jusqu’à chercher le coton mercerisé rouge pour marquer les nouvelles initiales ;
mais sa provision était épuisée, et elle n’eut pas le cœur d’en envoyer chercher
tout de suite. Elle regarda fixement dans le vide ; une foule de visions lui
passa devant les yeux, dans lesquelles son fils était l’objet principal et unique,
son fils, sa fierté, son bien. Or il ne revenait toujours pas. Assurément, il était
avec Miss Hale. Le nouvel amour la délogeait déjà de la première place qu’elle
avait occupée dans son cœur. Une douleur terrible – une bouffée de vaine jalousie,
la transperça ; elle ne savait si le mal était physique ou mental, mais elle
fut forcée de s’asseoir. Un instant plus tard, elle était debout à nouveau, plus
droite que jamais, un sourire forcé aux lèvres pour la première fois de la journée,
prête à entendre la porte s’ouvrir, à voir entrer l’heureux vainqueur, qui ne saurait
jamais le poignant regret que sa mère éprouvait à l’idée de son mariage. Malgré
ces multiples réflexions, ce fut à peine si elle songea à sa future belle-fille
en tant que personne. Prendre la place de Mrs Thornton comme maîtresse de maison
n’était que l’une des admirables conséquences dont était agrémentée la gloire suprême ;
abondance et confort domestiques, pourpre et linge fin, honneur, amour, obéissance,
amis nombreux, tout
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