Nord et sud
suis content que ce soit
fait. J’en suis reconnaissant ; j’aurais hésité jusqu’à ce qu’il soit peut-être
trop tard. Chère Margaret, tu as agi à bon escient ; l’issue ne dépend plus
de nous.
Tout cela était bel et bon, mais en entendant son père parler
du châtiment impitoyable réservé aux mutineries, Margaret eut la chair de poule.
Si elle avait attiré son frère en Angleterre pour effacer dans son sang la mémoire
de sa faute ! Elle voyait que l’inquiétude de son père était enracinée beaucoup
plus profond que ne le laissaient supposer ses dernières paroles réconfortantes.
Elle lui prit le bras et rentra pensivement à ses côtés, le pas lourd.
VOLUME II
CHAPITRE
I
Mère et fils
« J’ai
retrouvé ce saint lieu de repos
Inchangé »
Mrs Hemans [61] .
Lorsque Mr Thornton avait quitté la maison ce matin-là,
il était presque aveuglé par sa passion frustrée. Il se sentait pris de vertige,
comme si Margaret, au lieu d’être une femme douce et distinguée dans son allure,
ses propos et ses gestes, lui eût répondu telle une robuste harengère par un solide
coup de poing. Il éprouvait une authentique douleur physique : un violent mal
de tête assorti d’un pouls irrégulier qui battait très fort. Le bruit, la lumière
crue, le mouvement et le vacarme permanents de la rue lui étaient insupportables.
Il se dit qu’il était un imbécile de souffrir pareillement ; pourtant, il était
incapable pour l’instant de se souvenir de la cause de sa souffrance, de juger si
elle était à la juste mesure des conséquences qu’elle avait provoquées. Il eût trouvé
du soulagement à s’asseoir sur le pas d’une porte et à sangloter, tel un petit enfant
éploré qui trépigne et s’insurge contre un mal qu’on lui a fait. Il se dit qu’il
détestait Margaret, mais une bouffée d’amour, aiguë et violente, transperça comme
l’éclair sa révolte sourde et menaçante cependant même qu’il formulait ses paroles
de haine. Il trouvait surtout du réconfort à chérir son tourment, sachant, ainsi
qu’il le lui avait dit, qu’elle aurait beau le mépriser, le rejeter, le traiter
avec son indifférence souveraine, elle ne le ferait pas changer d’un iota. Elle
n’en avait pas le pouvoir. Il l’aimait et continuerait de l’aimer, malgré elle et
malgré cette misérable douleur physique.
Il demeura un instant immobile, pour s’assurer que sa résolution
était claire et ferme. Un omnibus passait – en direction de la campagne ; le
receveur, croyant qu’il voulait monter, s’arrêta près du trottoir. Il jugea trop
compliqué de s’excuser et de s’expliquer. Il monta donc et le véhicule l’emporta :
il passa d’abord devant de longues rangées de maisons, puis des villas individuelles
aux jardins bien tenus, puis il longea de vraies Hales de campagne et enfin, arriva
dans un petit bourg, où tout le monde descendit. Mr Thornton aussi, et comme
chacun partait de son côté, il en fit autant. Il se dirigea vers les champs d’un
bon pas, car le mouvement lui apaisait l’esprit. Il se rappelait tout maintenant :
la piètre figure qu’il avait dû faire ; la manière absurde dont il avait tenté
cette démarche tout en estimant qu’elle était déraisonnable ; or il avait récolté
très exactement ce que, dans ses moments de sagesse, il avait toujours su qu’il
provoquerait s’il commettait pareille sottise. Était-il ensorcelé par ces beaux
yeux, par cette bouche tendre entr’ouverte, dont il avait senti le souffle si proche
sur son épaule pas plus tard qu’hier ? Il ne parvenait même pas à bannir le
souvenir de sa présence à ses côtés, de ses bras, dont elle l’avait entouré – même
si elle ne devait jamais plus renouveler ce geste. Il n’avait d’elle que des aperçus,
il ne la comprenait pas. Tantôt, elle était courageuse, et l’instant d’après, si
timide ; tantôt tendre, tantôt hautaine et royale.
Puis il repassa dans son esprit toutes leurs rencontres, se persuadant
qu’ainsi il réussirait à l’oublier. Il la revit dans chacune de ses toilettes, sans
savoir dans laquelle il la préférait. Ce matin encore, elle était magnifique avec
ses yeux qui lançaient des éclairs indignés à l’idée que si elle avait partagé les
risques de la veille, c’était parce qu’il comptait un tant soit peu à ses yeux !
Si
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