Nord et sud
demi-heure, ce bref laps de temps où elle s’était
cramponnée à lui, où son cœur avait battu contre le sien, et il aurait tant voulu
revivre ces instants.
— Tiens, mais c’est Mr Thornton ! Vous me battez
froid, à ce qu’on dirait. Comment va madame votre mère ? Quel temps splendide !
Notez que nous autres médecins ne l’apprécions guère !
— Je vous demande pardon, docteur, je ne vous avais vraiment
pas vu. Ma mère va bien, je vous remercie. C’est une belle journée, excellente pour
la moisson, j’espère. Si le blé est bien rentré, nous aurons un commerce actif l’année
prochaine, quel que soit le vôtre.
— Ma foi, chacun voit midi à sa porte. Ce que vous considérez
comme du mauvais temps ou une mauvaise saison peut fort bien m’être propice. Quand
les affaires vont mal, on tombe davantage malade à Milton, et vous ne soupçonnez
pas le nombre d’affections fatales qui se déclarent.
— Je ne me sens pas concerné, docteur. J’ai une constitution
de fer. L’annonce de la pire dette que j’aie jamais eue n’a pas accéléré mon pouls
le moins du monde. Quant à cette grève, qui me touche de plus près que quiconque
à Milton, plus que Hamper par exemple, elle ne m’a pas du tout coupé l’appétit.
Cherchez un autre malade, docteur.
— À propos, vous m’avez recommandé une bonne patiente. La
pauvre ! Trêve de plaisanteries cruelles, je crois très sérieusement que cette
Mrs Hale, la dame de Crampton, vous savez, n’a plus que quelques semaines à
vivre. Je n’ai jamais espéré la guérir, comme je crois vous l’avoir dit ; mais
telle que je l’ai vue aujourd’hui, je suis très pessimiste sur son état.
Mr Thornton garda le silence. Le pouls dont il avait vanté
la régularité s’accéléra un instant.
— Puis-je faire quelque chose, docteur ? demanda-t-il
d’une voix changée. Vous n’avez pu manquer de remarquer que cette famille n’est
pas très à l’aise ; y a-t-il de petits luxes, des douceurs, que l’on devrait
faire tenir à la malade ?
— Non, répondit le médecin en secouant la tête. Elle a des
envies de fruits... elle a de la fièvre en permanence ; mais les poires jargonnelles [64] feront l’affaire et on en trouve en quantité sur le marché.
— Dites-moi si je peux rendre service, répliqua
Mr Thornton. Je compte sur vous.
— Oh, ne craignez rien ! Je ne ménagerai pas votre
poche, je sais qu’elle est profonde. Si seulement vous me donniez carte blanche
pour mes autres patients et tout ce dont ils ont besoin !
Mais Mr Thornton n’était pas un philanthrope et ne pratiquait
pas la bienveillance universelle. Peu de personnes l’auraient cru capable d’affections
profondes. Cependant, il se rendit tout droit chez le meilleur marchand de fruits
de Milton et choisit les raisins noirs au velouté le plus délicat, les pêches aux
couleurs les plus chaudes, et les feuilles de vigne les plus fraîches. Les fruits
furent disposés dans un panier et le commerçant, après lui avoir demandé :
— Où voulez-vous les faire livrer, monsieur ?, attendit
sa réponse.
Elle ne vint pas.
— À Marlborough Mills, je suppose, poursuivit l’homme.
— Non, répondit Mr Thornton. Donnez-moi ce panier,
je le porterai.
Pour ce faire, il eut besoin de ses deux mains ; et il fut
obligé de traverser la partie la plus passante de la ville, où se trouvaient la
plupart des magasins fréquentés par les femmes. Plus d’une jeune fille de sa connaissance
se retourna pour le regarder, et trouva curieux de le voir dans le rôle d’un livreur
ou d’un garçon de courses.
Il pensait : « Je ne vais pas me priver à cause d’elle
de faire ce que bon me semble. Je suis heureux d’apporter ces fruits à sa pauvre
mère, et c’est tout à fait normal. Son dédain ne m’empêchera jamais d’agir comme
je l’entends. Ce serait un comble, tout de même, que je ne puisse avoir un geste
de politesse envers un homme que j’estime par crainte d’une fille hautaine !
C’est pour Mr Hale que j’agis ainsi ; et ce, au mépris de sa fille. »
Au train où il allait, il fut bientôt arrivé à Crampton. Il monta
l’escalier quatre à quatre et entra au salon avant que Dixon eût pu l’annoncer.
Il avait le visage rouge et une généreuse ardeur faisait briller ses yeux.
Mrs Hale reposait sur le sofa, les joues enflammées par la fièvre.
Mr Hale lui faisait la lecture et Margaret cousait, assise sur un
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