Nord et sud
voudrais tant en savoir davantage sur lui, maman. Racontez-moi
tout ce que vous voulez, vous ne m’en direz jamais trop. Dites-moi comment il était
bébé.
— Ah, Margaret, il ne faut pas te vexer, mais tu sais, c’était
un bien plus bel enfant que toi. Je me souviens que la première fois que je t’ai
vue dans les bras de Dixon, j’ai dit « Mon Dieu, qu’elle est vilaine, cette
petite ! » Et elle m’a répondu « Tous les enfants ne sont pas comme
monsieur Fred, Dieu le bénisse ! » Ah mon Dieu, je m’en souviens comme
si c’était hier. Je pouvais prendre Fred dans mes bras à tout moment, son berceau
était près de mon lit. Maintenant, maintenant, Margaret, je ne sais pas où est mon
fils et parfois, je me dis que je ne le reverrai jamais.
Margaret s’assit sur un petit tabouret près du divan de sa mère
et lui prit tendrement la main ; elle la caressa et l’embrassa comme pour la
réconforter. Mrs Hale laissa libre cours à ses larmes. Enfin, elle se redressa,
toute raide, et se tournant vers sa fille, déclara avec une sincérité larmoyante
et presque solennelle :
— Margaret, si je peux aller mieux, si Dieu me laisse une
chance de me rétablir, ce sera parce que j’aurai revu mon fils. Cela réveillera
en moi tous les ressorts fatigués de la santé.
Elle s’interrompit et parut rassembler ses forces pour ajouter
autre chose. Elle poursuivit d’une voix étouffée, tremblante comme si elle annonçait
un projet étrange et pourtant très présent.
— Tu sais Margaret, si je dois mourir, si je suis parmi
ceux qui doivent disparaître dans les semaines à venir, il faut d’abord que je revoie
mon enfant. Je ne sais pas comment cela peut se faire, mais je t’en conjure, Margaret,
au nom du réconfort que tu espères avoir toi-même lors de ta dernière maladie, fais
venir Frederick pour que je lui donne ma bénédiction. Cinq minutes seulement, Margaret.
Il ne peut courir de réel danger pour cinq minutes. Oh, Margaret, envoie-le chercher
avant que je meure !
Margaret ne trouva rien d’extravagant à ces propos. Nous ne cherchons
ni raison ni logique dans les requêtes passionnées de ceux qui sont mortellement
atteints ; nous sommes assaillis de souvenirs de mille occasions manquées de
satisfaire les désirs de ceux qui nous auront bientôt quittés, et s’ils nous demandaient
de leur donner notre bonheur futur, nous le déposerions à leurs pieds et le leur
abandonnerions volontiers. Ce désir de Mrs Hale était si naturel, si juste,
si légitime que Margaret eut le sentiment que, dans l’intérêt de Frederick comme
dans celui de sa mère, elle devrait fermer les yeux sur les risques éventuels et
s’engager à tout faire pour qu’il se réalise. Les grands yeux écarquillés et suppliants
étaient fixés sur elle, pensifs, insistants, pendant que les lèvres exsangues tremblaient
comme celles d’une enfant. Margaret se leva doucement et se tint debout en face
de sa frêle génitrice afin que celle-ci puisse avoir, en regardant le visage calme
et résolu de sa fille, l’assurance que son vœu serait exaucé.
— J’écrirai ce soir, maman, et je transmettrai à Frederick
ce que vous avez dit. Il ne fait aucun doute qu’il viendra nous voir sans délai,
j’en mettrais ma main au feu. Soyez tranquille, maman, vous le reverrez, si tant
est qu’on puisse promettre quelque chose ici-bas.
— Tu écriras ce soir ? Oh, Margaret, la levée est à
cinq heures... tu auras fini ta lettre d’ici là, dis ? Il me reste si peu d’heures.
Tu sais, ma chérie, j’ai l’impression que je ne me rétablirai pas, bien que ton
père essaie parfois de me persuader d’espérer. Tu lui écris tout de suite, n’est-ce
pas ? Ne laisse pas passer une levée, car à une levée près, je risque de ne
pas le revoir.
— Mais, maman, papa est sorti.
— Papa est sorti ! Et alors ? Penses-tu qu’il
me refuserait ma dernière volonté, Margaret ? Enfin, je ne serais pas malade,
mourante, s’il ne m’avait arrachée à Helstone pour me faire vivre dans cet endroit
malsain, enfumé et sans soleil.
— Oh, maman ! dit Margaret.
— Oui, c’est la vérité. Il le sait lui-même, il l’a dit
souvent. Il ferait tout pour moi. Tu ne crois pas qu’il me refuserait mon dernier
désir, ma dernière prière, si tu préfères. Et de fait, Margaret, mon désir de revoir
Frederick s’interpose entre Dieu et moi : je n’arrive pas à prier tant que
ce désir-là
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