Nord et sud
relevant avec une douce violence la tête lasse de façon à ce
qu’elle repose dans ses bras, afin de pouvoir le regarder dans les yeux et lui communiquer
la force et l’assurance dont elle se sentait animée. Papa ! Devine qui est
là !
Il la regarda et elle vit son regard embrumé de tristesse s’éclairer
tandis que la vérité se faisait jour dans son esprit, une vérité qu’il repoussa
aussitôt comme le fruit d’une imagination débridée.
Il se rejeta vers la table et se cacha de nouveau la tête entre
ses bras étendus. Elle l’entendit chuchoter quelques mots, et elle se baissa tendrement
pour les saisir.
— Je ne sais pas. Ne me dis pas que c’est Frederick... non,
pas Frederick ! Je ne pourrai pas supporter de le voir... je suis trop faible.
Et sa mère qui est mourante !
Il se mit à pleurer et à gémir comme un enfant. Sa réaction était
si différente de tout ce que Margaret avait espéré et imaginé qu’elle en fut malade
de déception et resta un instant muette. Puis elle reprit la parole sur un ton très
différent, beaucoup moins joyeux, beaucoup plus doux et circonspect.
— Papa, c’est bien Frederick. Pensez à maman, au bonheur
qu’elle va éprouver ! Pour elle, comme nous devrions être heureux ! Et
pour lui aussi, le pauvre garçon !
Son père ne bougea pas, mais il parut commencer à comprendre
la situation.
— Où est-il ? demanda-t-il enfin, le visage toujours
enfoui dans les bras.
— Dans votre bureau, tout seul. J’ai allumé une chandelle
et suis montée vous prévenir aussitôt. Il est tout seul et va s’étonner que...
— Je descends le voir, coupa son père, qui se releva et
s’appuya sur le bras de Margaret comme s’il attendait qu’elle lui servît de guide.
Elle le conduisit jusqu’à la porte de son bureau, mais elle était
si bouleversée qu’elle ne se sentit pas la force d’assister à leur rencontre. Tournant
les talons, elle monta l’escalier à la hâte et une fois dans sa chambre, s’effondra
en larmes. C’était la première fois depuis bien des jours qu’elle se permettait
de se soulager ainsi le cœur. La contrainte avait été terrible, comme elle s’en
rendait compte à présent. Mais Frederick était venu ! Lui, son frère unique
et chéri, il était là, sain et sauf parmi eux de nouveau. Elle avait peine à le
croire. Elle s’arrêta de pleurer et ouvrit sa porte. Aucun bruit de voix ne lui
parvenait et elle craignit presque d’avoir rêvé. Elle descendit alors et écouta
à la porte du bureau de son père, où elle entendit un murmure. Cela lui suffit.
Elle se rendit à la cuisine, ranima le feu, alluma les lumières et entreprit de
préparer un repas pour le voyageur. Quelle chance que sa mère ne fût pas réveillée !
Elle savait qu’elle dormait encore car un allume-feu [77] était mis au travers
de la serrure de la porte de sa chambre. L’arrivant pourrait se restaurer et se
remettre de ses émotions après les retrouvailles avec son père avant que sa mère
ne soupçonnât le moindre événement inhabituel dans la maison.
Une fois le repas prêt, Margaret ouvrit la porte du bureau et
entra, comme une domestique, un lourd plateau au bout de ses deux bras tendus. Elle
était fière de servir Frederick. Dès qu’il la vit, il se précipita pour la débarrasser
de son fardeau. C’était une indication, un signe de tous les soulagements qu’allait
apporter sa présence. Ensemble, le frère et la sœur mirent la table, sans dire grand-chose ;
mais leurs mains se frôlaient et leurs yeux parlaient le langage expressif naturel
si intelligible à ceux qui sont du même sang. Le feu s’était éteint et Margaret
voulut le rallumer, car les soirées commençaient à se faire fraîches. Cependant,
il fallait éviter que les bruits n’atteignent la chambre de Mrs Hale.
— Dixon dit que c’est un don de savoir allumer le feu, et
que cela ne s’apprend pas.
— Poeta nascitur, non fit [78] , murmura Mr Hale ;
et Margaret se réjouit de l’entendre à nouveau faire une citation, même d’une voix
languissante.
— Cette chère vieille Dixon ! J’ai hâte de l’embrasser !
dit Frederick. Elle m’embrassait toujours et regardait fixement mon visage pour
s’assurer que c’était bien moi, avant de recommencer à m’embrasser ! Oh, Margaret,
comme tu t’y prends mal ! Jamais je n’ai vu deux petites mains aussi malhabiles
et empotées ! Va vite les laver pour pouvoir me couper du
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