Nord et sud
pain et le beurrer,
et laisse-moi m’occuper du feu. Je m’en charge. Allumer le feu est l’un de mes talents
naturels.
Margaret s’en alla donc. Elle revint, entra et sortit de la pièce,
trop agitée pour rester assise. Plus Frederick lui demandait de choses, plus elle
était contente ; et cela, il le comprenait d’instinct. Dans cette maison prête
au deuil, c’était un plaisir volé, une joie qui n’en était que plus vive pour tous
deux car ils sentaient au fond de leur cœur qu’un inévitable chagrin les attendait.
Au milieu de leurs activités, ils entendirent Dixon descendre
l’escalier. Mr Hale rectifia sa posture languissante dans le grand fauteuil,
d’où il observait ses enfants, l’œil rêveur, comme s’ils jouaient une comédie du
bonheur domestique, charmante à voir, mais bien distincte de la réalité, et à laquelle
il ne participait pas. Il se leva et fit face à la porte, manifestant une inquiétude
si soudaine et si étrange, un tel désir de soustraire Frederick à la vue de toute
personne entrant dans la pièce, fût-ce la fidèle Dixon, que Margaret en frissonna,
car cela lui rappela la nouvelle peur qui était entrée dans leur vie. Elle saisit
le bras de Frederick et s’y cramponna, tandis qu’une pensée menaçante lui faisait
froncer les sourcils et grincer les dents. Pourtant, ce n’était que le pas mesuré
de Dixon. Ils l’entendirent marcher tout le long du couloir et entrer dans la cuisine.
Margaret se leva.
— Je vais aller la prévenir. Et elle me dira comment va
maman.
Mrs Hale était réveillée. Au début, elle tint des propos
sans suite, mais après qu’on lui eut fait boire du thé, elle se trouva mieux, bien
que d’humeur peu loquace. Mieux valait laisser passer la nuit avant de lui annoncer
l’arrivée de son fils. La visite prévue du docteur Donaldson serait déjà matière
à de l’excitation nerveuse, et cela suffirait pour la soirée. Et il leur dirait
peut-être comment préparer la malade à voir Frederick, qui était là, dans la maison,
prêt à paraître à tout moment.
Margaret ne tenait pas en place. Elle trouva un grand soulagement
à aider Dixon dans tous ses préparatifs à l’intention de « monsieur Frederick ».
Il lui semblait que jamais plus elle ne serait fatiguée. Chaque coup d’œil dans
la pièce où il était assis à parler avec son père – de quoi, elle ne le savait ni
ne se souciait de le savoir –, lui apportait un regain de force. Son tour finirait
par venir de lui parler et de l’écouter, et grâce à cette absolue certitude, elle
n’éprouvait aucune hâte à saisir l’instant. Elle examina le visage de son frère,
et ce qu’elle vit lui plut. Il avait des traits fins, que la vivacité et l’énergie
de son expression et la teinte brune de sa peau empêchèrent de paraître efféminés.
Son regard, gai d’ordinaire, s’assombrissait parfois subitement, et le pli de sa
bouche se durcissait, suggérant une telle violence latente que Margaret en était
presque effrayée. Mais c’était un changement très fugitif. Il n’y avait rien là
de vindicatif ou d’obstiné ; c’était plutôt l’éclair féroce qui apparaît dans
la physionomie de tous les habitants des pays du sud ou des contrées sauvages :
une férocité qui fait ressortir par contraste la douceur quasi enfantine dans laquelle
elle se fond parfois. Margaret pouvait craindre la violence de la nature impulsive
qui se trahissait ainsi, mais il n’y avait rien dans cette violence qui pût lui
inspirer de la répugnance, ni la pousser à se défier de ce frère qu’elle venait
de retrouver. Au contraire, dès le premier abord, leurs relations lui parurent tout
à fait charmantes. La délicieuse sensation de réconfort que lui donnait la présence
de Frederick lui permit de mesurer l’étendue de la responsabilité qu’elle avait
dû porter. Il comprenait son père et sa mère, connaissait leur caractère et leurs
faiblesses et agissait à leur égard avec une insouciante liberté, tempérée cependant
par le soin le plus attentif qu’il mettait à ne pas blesser leurs sentiments. Il
semblait savoir d’instinct à quel moment il pouvait laisser s’exprimer sa vivacité
naturelle, quand elle était acceptable pour son père, malgré sa dépression profonde,
ou susceptible de distraire sa mère de ses souffrances. Lorsqu’elle risquait d’être
déplacée et intempestive, il témoignait à ses parents un dévouement
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