Nord et sud
entendant Frederick s’inquiéter
tendrement à la perspective d’un drame qu’elle-même ne considérait pas comme si
improbable que cela, compte tenu des ravages que les soucis des derniers mois avaient
produits sur Mr Hale. Mais elle fit un effort pour se reprendre et dit :
— Il y a eu dans ma vie au cours de ces deux dernières années
des changements si étranges et si inattendus que j’ai plus que jamais le sentiment
qu’il est inutile de prévoir trop précisément ce que nous ferons si tel ou tel événement
venait à se produire. Je m’efforce de ne penser qu’au présent.
Elle se tut. Ils s’étaient immobilisés quelques instants près
de l’échalier qui séparait le champ de la route ; le soleil couchant éclairait
leur visage. Frederick tenait dans la sienne la main de sa sœur et scrutait son
visage avec tristesse et inquiétude, car il y lisait plus de soucis et d’angoisses
qu’elle ne voulait bien en avouer dans les propos qu’elle tenait. Elle continua :
— Nous nous écrirons souvent, et je te promets, car je vois
que cela te tranquillisera, de te dire tous mes tracas. Papa est...
Elle tressaillit légèrement, un mouvement imperceptible, mais
que Frederick sentit soudain dans la main qu’il tenait ; il tourna alors son
visage vers la route, qu’un cavalier remontait lentement ; il se trouvait à
ce moment-là juste devant l’échalier. Margaret fit un salut qui lui fut rendu avec
raideur.
— Qui est-ce ? demanda Frederick, juste avant que l’homme
ne fût hors de portée d’oreille.
Margaret, qui avait un peu rougi et courbé les épaules, répondit :
— Mr Thornton ; tu l’as déjà vu, tu sais.
— Je n’ai vu que son dos. Il a l’air bien rébarbatif, cet
homme-là. Quelle mine rechignée !
— Quelque chose a dû le contrarier, dit Margaret en manière
d’excuse. Si tu l’avais vu avec maman, tu ne l’aurais pas trouvé rébarbatif.
— Je crois qu’il est l’heure d’aller prendre mon billet.
Si j’avais su qu’il ferait aussi noir, Margaret, je n’aurais pas renvoyé la voiture.
— Oh, ne t’inquiète pas. Je pourrai en trouver une ici le
cas échéant, ou revenir par le train ; ensuite, de la gare de Milton à la maison,
il y a des magasins, des passants et des lampadaires. Ne te soucie pas de moi ;
fais attention à toi. Je suis malade à l’idée que Leonards puisse être dans ton
train. Surtout, regarde dans le compartiment avant d’y monter !
Ils retournèrent à la gare. Margaret insista pour aller prendre
elle-même le billet, sous la lumière crue des becs de gaz qui brûlaient à l’intérieur.
Quelques jeunes badauds bavardaient avec le chef de gare. Margaret se dit qu’elle
connaissait de vue l’un d’entre eux et, lorsqu’il lui jeta un regard d’admiration
non déguisée et un peu trop appuyée, elle le fixa avec une dignité fière et offensée.
Après quoi, elle se hâta de rejoindre son frère, qui l’attendait dehors, et lui
prit le bras.
— As-tu ton bagage ? Marchons un moment sur le quai,
dit-elle, un peu émue à l’idée de se retrouver seule dans si peu de temps ;
sa bravoure la quittait plus vite qu’elle ne souhaitait se l’avouer.
Elle entendit sur les dalles un pas derrière eux, qui cessa lorsqu’ils
s’arrêtèrent pour regarder du côté des voies et guetter le sifflement du train.
Ils ne disaient rien car leurs cœurs débordaient de chagrin. Encore quelques instants
et le train serait là ; encore une minute, et Frederick serait parti. Margaret
regrettait presque de l’avoir tant pressé d’aller à Londres, augmentant ainsi ses
chances d’être découvert. S’il était parti directement pour l’Espagne depuis Liverpool,
il aurait pu être hors du pays en deux ou trois heures.
Frederick se retourna et se trouva face au réverbère, où le gaz
flambait en prévision de l’arrivée imminente du train. Un homme en habits de porteur
s’avança vers lui, un homme à la mine patibulaire qui semblait ivre et agressif,
mais encore lucide.
— Avec votre permission, mademoiselle ! dit-il ;
et il poussa Margaret brutalement de côté et saisit Frederick au collet :
— Tu t’appelles Hale, je crois ?
En un éclair – Margaret n’aurait su dire comment, car sa vue
s’était brouillée –, Frederick avait fait un croc-en-jambe à l’homme, qui tomba
d’une hauteur de trois ou quatre pieds, sur le remblai le long de la voie ferrée.
Il resta étendu,
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