Nord et sud
défunte. S’il avait été présent, il se
fût attendu à ce qu’elle lui en donnât lecture et il en eût été si agité, en eût
conçu de telles craintes qu’elle eût été bien en peine de le calmer. Elle n’était
pas seulement inquiète, ô combien, de savoir son frère retenu à Londres, mais son
sang se glaçait dans ses veines lorsqu’il faisait allusion au fait d’avoir été reconnu
au dernier moment à Milton et au risque qu’il courait d’être poursuivi. Comment
son père eût-il réagi à ces nouvelles ? Margaret se reprocha plus d’une fois
d’avoir proposé à Frederick de consulter Mr Lennox. Sur le moment, il lui avait
semblé que cela n’occasionnerait qu’un retard minime et n’ajouterait que fort peu
aux risques déjà très faibles de voir son frère reconnu. Or tout ce qui s’était
produit depuis rendait ledit projet peu souhaitable. Margaret dut lutter contre
la tentation de céder à de vains remords ; de se reprocher d’avoir donné un
conseil qui, sur le moment, avait paru sage, mais qui s’avérait très hasardeux,
comme le prouvait la suite des événements. Or son père avait le corps et l’esprit
trop affaiblis pour lutter de façon salutaire ; il se laisserait anéantir par
des regrets morbides pour ce qu’il ne pouvait empêcher. Margaret rassembla toutes
ses réserves d’énergie. Son père semblait avoir oublié qu’ils pouvaient attendre
une lettre de Frederick ce matin-là. Une seule idée l’absorbait : le dernier
signe visible de la présence de sa femme allait être emporté et disparaître à ses
yeux. Pendant que le commis des pompes funèbres lui mettait les crêpes de deuil,
il tremblait de tous ses membres. Il regarda fixement sa fille et, sitôt libéré
des mains de l’employé, il s’approcha d’elle, chancelant, et murmura :
— Prie pour moi, Margaret. Je n’ai plus de force. Même pas
celle de prier. Je laisse partir ta mère parce qu’il le faut. J’essaie de le supporter,
oui, je m’y efforce. Je sais que telle est la volonté de Dieu. Mais je ne comprends
pas pourquoi elle est morte. Prie pour moi, Margaret. Pour que j’aie la force de
prier. C’est une épreuve terrible, mon enfant.
Assise dans la voiture près de son père, Margaret le consola
et dut presque le tenir dans ses bras, citant tous les versets de la Bible présents
à sa mémoire et susceptibles de lui apporter du réconfort, ou bien les textes exprimant
la foi et la résignation. Jamais sa voix ne faiblit et elle-même y puisa de la force.
Les lèvres de son père répétaient après elle les passages connus que ses paroles
lui rappelaient. C’était un spectacle douloureux que de voir les patients efforts
qu’il faisait pour parvenir à une résignation qu’il n’avait pas la force d’assimiler
dans son cœur comme faisant désormais partie de lui-même. Le courage de Margaret
faillit lui manquer lorsque Dixon lui désigna Nicholas Higgins et sa fille qui se
tenaient un peu à l’écart, mais suivaient la cérémonie avec une attention profonde.
Nicholas avait ses vêtements de futaine habituels, mais une bande d’étoffe noire
entourait son chapeau, marque de deuil qu’il n’avait pas portée en mémoire de sa
fille Bessy. Mr Hale, lui, ne voyait rien. Il continua à répéter de façon machinale
tout le service funèbre au fur et à mesure que l’officiant le lisait ; lorsque
tout fut fini, il soupira deux ou trois fois, puis il posa la main sur le bras de
Margaret et lui fit signe de l’emmener, comme s’il était un aveugle et elle, son
fidèle guide. Dixon sanglotait sans retenue ; elle se couvrit le visage de
son mouchoir, si perdue dans son chagrin qu’elle s’apercevait seulement que la foule
attirée par de telles cérémonies était en train de se disperser lorsque quelqu’un,
près d’elle, lui adressa la parole. C’était Mr Thornton. Il avait assisté à
toute la cérémonie, debout, tête baissée, derrière un groupe de gens, si bien que
personne ne l’avait reconnu.
— Veuillez m’excuser, dit-il, mais pouvez-vous me donner
des nouvelles de Mr Hale ; et de Miss Hale aussi ? J’aimerais
savoir comment ils vont l’un et l’autre.
— Bien sûr, monsieur. Oh, comme c’était prévisible,
Mr Hale est complètement brisé. Miss Hale supporte cette épreuve mieux
qu’on eût pu s’y attendre.
Mr Thornton aurait préféré s’entendre dire qu’elle éprouvait
le chagrin naturel en pareilles
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