Nord et sud
préférable
de pouvoir attribuer sa mauvaise humeur et son irritabilité à sa santé plutôt qu’à
son caractère. Après avoir fini de lire cette lettre, Margaret fut frappée par son
ton de gaieté forcée ; mais sur le moment, son attention fut attirée par les
exclamations d’Edith.
— Il vient à Londres ! Oh, mon Dieu ! Moi qui
suis tellement épuisée par cette chaleur ! Je ne pense pas avoir la force de
donner encore un dîner. Et puis, tout le monde est parti, sauf nous autres imbéciles,
qui sommes incapables de décider où aller. Nous n’aurons personne d’autre à inviter.
— Je suis sûre qu’il préférera de beaucoup dîner seul avec
nous plutôt qu’avec les étrangers les plus agréables que tu pourrais trouver. Et
puis, s’il n’est pas bien portant, il n’aura pas envie de se rendre à des invitations.
Je suis heureuse qu’il en ait enfin convenu. D’après le ton de ses lettres, j’étais
sûre qu’il était malade, mais il a refusé de me répondre quand je lui ai posé la
question, et je ne connaissais personne auprès de qui m’informer.
— Il n’est pas bien malade, sinon il ne parlerait pas de
l’Espagne.
— Il n’y fait aucune allusion.
— Non, mais le projet dont il est question s’y rapporte
bien évidemment. Souhaites-tu y aller par un temps comme celui-là ?
— Oh, il va se rafraîchir de jour en jour... Bien sûr que
si, tu penses ! Ma seule crainte, c’est d’avoir trop songé à ce voyage et l’avoir
trop désiré : car cette persistance obsédante a toutes les chances de mener
à la déception ou, si elle est satisfaite, ne l’est que dans la lettre, alors que
dans l’esprit, elle ne procure aucun plaisir.
— Voyons, Margaret, c’est de la superstition, je trouve.
— Moi pas. Mais cette idée devrait me mettre en garde, m’empêcher
de me laisser aller à des désirs aussi passionnés. Je pourrais reprendre à mon compte
le cri de Rachel disant : « Donne-moi des enfants, sinon, je mourrai [113] »,
à ceci près que mon cri serait : « Laissez-moi aller à Cadix, sinon je
mourrai. »
— Margaret chérie ! Ils te persuaderont de rester là-bas ;
et alors, que deviendrai-je ? Oh, si seulement je pouvais te trouver un mari
ici, pour être sûre de ne pas te perdre !
— Jamais je ne me marierai.
— Tu dis des bêtises ! Comme l’affirme Cosmo, tu es
l’un des charmes de cette maison, à tel point qu’il connaît beaucoup de messieurs
qui viendront nous voir l’an prochain pour tes beaux yeux.
Margaret se redressa avec hauteur.
— Tu sais, Edith, je me dis parfois que de ta vie à Corfou,
tu as ramené...
— Quoi donc ?
— Un soupçon de vulgarité.
Edith se mit à sangloter amèrement et à déclarer avec véhémence
que Margaret avait perdu toute affection pour elle, qu’elle ne la considérait plus
comme une amie ; tant et si bien que Margaret en vint à penser que pour soulager
son orgueil blessé, elle avait parlé trop durement à sa cousine, et pendant le reste
de la journée, elle se plia à tous les caprices d’Edith ; pendant que cette
petite personne, accablée par sa blessure d’amour-propre, resta allongée sur le
divan comme une victime, poussant de temps à autre un profond soupir, et finit par
s’endormir.
Mr Bell remit sa visite deux fois, mais ne parut pas au
jour dit. Le lendemain arriva une lettre de son domestique, Wallis, annonçant que
son maître ne se sentait pas bien depuis quelque temps, ce pourquoi il avait retardé
son voyage ; et que le jour même où il aurait dû partir pour Londres, il avait
eu une attaque d’apoplexie ; d’après l’opinion des médecins, ajoutait Wallis,
il ne devait pas passer la nuit ; et il était plus que probable qu’au moment
où Miss Hale recevrait ce message, son pauvre maître ne serait plus.
Margaret reçut cette lettre au petit déjeuner et devint très
pâle en la lisant ; puis elle la mit sans rien dire entre les mains d’Edith
et quitta la pièce.
Edith fut terriblement choquée par sa lecture et se mit à pleurer
et à sangloter comme une enfant, au grand désespoir de son mari. Comme
Mrs Shaw prenait son petit déjeuner dans sa chambre, ce fut à lui qu’incomba
la tâche de réconforter sa femme, qui ne s’était jamais trouvée en contact avec
la mort, du moins depuis qu’elle était en âge de se souvenir. Voilà un homme qui
devait dîner avec eux ce jour-là et qui gisait, mourant ou mort à cette
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