Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises
libéralisation du commerce des grains. Dans l’absolu, que dire ? Tout le siècle suivant ira dans ce sens qui semble celui de l’histoire. Sur le moment, cela se traduit par une catastrophe. La récolte de 1774 a été mauvaise, bientôt le blé manque dans certaines provinces. Dans le système bloqué comme il l’était, on aurait attendu le secours du roi pour approvisionner les endroits en disette. Avec la libéralisation, le grain qui abonde ici file là où on pourra le vendre très haut, et du coup il manque partout, et la spéculation fait valser les prix. Bientôt les gens ne peuvent plus acheter le pain, des émeutes terribles éclatent, c’est la « guerre des farines » que le ministre ne réussit à mater qu’en envoyant des milliers de soldats châtier les impudents. Turgot est alors face au peuple, le roi le soutient. Deux ans plus tard, il aura face à lui la Cour, dont il menace les privilèges, le roi le lâchera. Gardons à l’esprit la leçon que nous enseigne son expérience : avec sa « libéralisation des grains », il nous a montré qu’une réforme même nécessaire sur le long terme, mal préparée, et tombant au mauvais moment, peut s’avérer un désastre.
Les privilèges
Un mot enfin de ceux que l’on a vu passer souvent déjà : les aristocrates, la Cour, le haut clergé, les amies de la reine qui dépensent des millions au jeu ou les jettent par les fenêtres du Trianon, bref, les fameux privilégiés. N’en ajoutons pas trop sur leur compte, pourquoi les accabler ? Plus de deux siècles après 1789, il ne se trouve pas grand monde pour chercher à les défendre. Rappelons simplement un épisode étonnant de leur histoire : contrairement à ce que l’on pourrait penser quand on relit un enchaînement de faits qui nous semble évident, aucun d’entre eux n’a senti le vent de l’histoire. Aucun n’a accepté ce que son intérêt même lui aurait commandé : lâcher un peu pour garder l’essentiel. Au contraire. Juste avant un moment qui leur sera fatal, tous sont saisis d’une folie qui va dans le sens inverse : ils veulent encore plus de privilèges. On appelle cet épisode la « réaction nobiliaire », il se situe à la veille de la Révolution, à 1789 moins le quart, si l’on veut. Il prend des formes diverses. En 1781 encore, alors que la jeunesse, folle d’amour pour La Fayette, rêve de gloire et de batailles, est décrété « l’édit de Ségur » : il pose que seuls les nobles attestés peuvent devenir officiers et humilie un peu plus ceux qui ne le sont pas.
Au même moment, partout dans le royaume, alors que les paysans voudraient en terminer enfin avec les charges féodales qui les écrasent, les seigneurs ont la frénésie d’en trouver de nouvelles : ils emploient même à cet effet tout ce que le pays compte d’archivistes pour aller exhumer dans les vieux livres récapitulant leurs droits – on appelle ces livres les terriers – ceux qui y auraient été oubliés. Quelques années après, les terriers brûlaient avec leurs châteaux.
1 Voir cette excellente synthèse de la période : La Monarchie des Lumières , « Points », Le Seuil, 2002.
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Les Lumières
Notre tableau n’était pas complet. Le vieux système est moribond, toutes les béquilles dont on le flanque ne servent à rien. Il faut pour le soulever un levier puissant, une pensée forte qui donne envie de changement et d’action : cette pensée porte un nom de clarté, on l’appelle les Lumières.
Qu’est-ce que les Lumières ? La question nous plonge au cœur du sujet. Elle a été posée par un des plus grands noms de ce mouvement intellectuel, le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804). Il répondait : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. » Désormais, on n’acceptera plus ces vérités tombées du ciel et posées comme immuables qui enfermaient la pensée dans un carcan. Désormais, il faut ouvrir : on ne tiendra pour vrai que ce que l’on peut étudier, prouver, comprendre grâce à son propre entendement. Une grande soif de compréhension du monde s’empare de l’Europe. Citons encore Fontenelle – il est né au siècle précédent mais il est mort si vieux, à cent ans, qu’il enjambe largement le temps dont on parle : « Toute la philosophie n’est fondée que sur deux choses : sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais. » La
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